Anne-Marie de Hargues (née de la Peyrade)

Lettres 1924

 

Tabarca, 15 janvier [1924]

Ma chère Maman,

Le courrier de France se fait bien rare depuis une quinzaine. J’espère pourtant que tout le monde se porte bien là-bas.
Nous avons appris par les journaux que de graves raz-de-marées sévissaient sur les côtes de l’Atlantique. Est-ce que Cromenac’h, Darrigan et autres ont vu se ruer sur leurs rivages des vagues de 5 à 6 m de haut comme aux Sables d’Olonne et au Maroc ? Vu aussi sur le journal qu’un violent ouragan avait dévasté la presqu’île Guérandaise ; vous avez du le subir vous aussi ; je souhaite que la toiture ne se soit pas transportée sur les prés ; j’y pense tous ces jours-ci.
Ici, depuis l’effroyable cyclone qui a causé la perte du « Dixmude » [NDR : le « Dixmude » est un dirigeable qui s’est perdu en mer fin décembre 1923] nous sommes plutôt au calme. Il pleut, mais sans vent. Hier et avant-hier, nous avons eu des journées radieuses, douces comme seul ce pays sait en donner quand il veut.
Yvonne va bien, elle augmente très bien avec ses biberons, l’allaitement mixte a l’air de lui réussir. Quant à moi, je dévore mais j’engraisse en proportion. Très mauvaise nourrie, vous voyez. Avant-hier j’ai laissé l’Oncle à la gare de sa nièce et je suis allée à la Messe avec Benjamin, nous arrangeons un tour. Tous nos amis que je n’avais pas vu depuis longtemps se sont extasiés sur ma mine et sur mon « engraissement ». Il est vrai que je me porte mieux que jamais. Aussi je tâche de fabriquer du lait autant que possible sans quoi dès la dernière goutte donnée je sais trop bien ce qui m’attend !…
Nous avons fait dernièrement la connaissance d’un gentil ménage d’officier, le lieutenant Renaudin (et sa femme) qui commande un détachement de tirailleurs à Tabarca. Ils ont notre âge et une petite fille de 3 ans ; ils sont tout ce qu’il y a de plus religieux nous les voyons le Dimanche à la Messe ; la jeune femme est gentille (Aliette de Lantigny en plus vif et en mieux). Ce sera une relation agréable. Benj. prête des chevaux au lieutenant et l’emmène promener en forêt ce qui l’enchante.
Je vous quitte ma chère Maman en vous embrassant bien tendrement ainsi que tous.
Votre fille respectueuse
Anne-Marie
PS : ci-joint un article intéressant sur le « Dixmude ».


Lettre avec en haut à gauche
B. & A. DE HARGUES
DOMAINE DE DAR-EL-MOLLENEL
TABARKA (5 kilom.)

Le 1er mars 1924

Ma chère Maman,

Votre dépêche (dont nous vous remercions) m’a fait calculer qu’en effet il y a très longtemps que je ne vous avais écrit.
Nous avons aussi été tristement surpris par la mort de Tonton Pître ; je ne croyais pas l’été dernier qu’il en avait si peu de temps. La pauvre tante Adrienne doit avoir bien du chagrin. Que va-t-elle faire maintenant, gardera-t-elle la maison de l’avenue de l’Epéronnière ? Ou se retirera-t-elle dans un appartement ? Nous avons aussitôt au reçu de votre dépêche envoyé un télégramme à Nantes. Depuis nous n’avons reçu aucune lettre de vous, nous aussi.
Ici nous ne sortons pas du mauvais temps ; pluie, grêle, vent, orage terrible, neige sur les montagnes, rien ne nous est épargné ; c’est une vague de glace qui passe sur nous. Aussi sommes-nous tous plus ou moins mal hypothéqués, gelés jusqu’à la moëlle des os, nous n’en revenons pas d’un froid pareil. Notre médecin le Dr Garnier a failli mourir d’une pneumonie, il s’en est tiré péniblement.
La mer est démontée et l’on s’endort le soir bercé par ses grondements peu rassurants. Aujourd’hui soleil, espérons qu’avec la nouvelle lune le temps va se mettre au beau, mais souhaitons aussi que ce ne soit pas le beau fixe jusqu’au mois de novembre, ce qui est déjà arrivé il y a deux ans.
Dites à Papa que les poneys sont plus chers que l’an dernier. Evidemment avec la livre à 100 f, il faudrait compter dans les 7 à 800 f. Nous cherchons toujours mais c’est très difficile. Nous venons de vendre un wagon de porcs à 5f10 le kilo ; les bêtes à cornes sont hors de prix. Ce doit être pareil en France.
Yvonne va, je l’espère, profiter du beau temps car elle était plutôt enfermée ces jours derniers, toussant un peu.
Je pense que vous êtes tous guéris de la grippe, et que Tony a passé une bonne permission de convalescence. J’ai ramassé il a huit jours ma 8ème chute de cheval, mais celle-là bien que sans gravité, m’a obligée à 8 jours de repos tant je souffrais du contre-coup. Maintenant je suis complètement guérie. Je vous embrasse de tout cœur ma chère Maman ainsi que Papa et tous.
Votre fille respectueuse.
Mite

Benjamin et Aug ne veulent être oubliés auprès de personne. Il y a à la maison un pur-sang anglais qui est très joli. Je l’ai monté 2 ou 3 fois mais j’ai toujours ma chère jument qui ferait la joie de Magali.


Le 6 avril 1924
Mes chers Papa et Maman
Je suppose que votre voyage à Bordeaux s'est effectué dans de bonnes conditions. J'ai reçu hier la lettre de tante Veloutée et le mot de maman. J'ai été contente d'avoir des nouvelles mais j'ai toujours du chagrin en pensant que le 106 et tout bouleversé et que je ne le reverrai jamais tel que je l'ai connu pendant ce bon séjour avec Servanne il y a 3 ans
Tony m'a écrit une longue lettre. La correspondance est très rapide entre tours et Tabarka. 2 jours de moins que le bois de Roz. Je compte absolument sur Tony après son service, la nouvelle propriété l’intéressera beaucoup, ce sera l'époque des cochons en forêt. Il fera avec Benjamin ou Augustin ces grandes randonnée de surveillance ; on part vers midi à cheval avec des provisions, on fait les 30 kilomètres, on arrive le soir, on compte les bêtes, couche dans un gourbi et le lendemain on rapplique vers la maison à travers montagnes et vallées ayant fait 60 kilomètres, passant les web plus ou moins torrentueux. Je suis sûre que ses perspectives le tenteront et quand on vient chez sa sœur et son beau-frère ce n'est pas désagréable. À l'entrée de notre avenue, au bas de la première pente montagneuse sur laquelle est construit notre bordj (château), nous allons mettre 2 antiques colonnes romaines que l'on trouve en quantité sur nos terrains. Ça sera épatant je m'en frotte les mains.
Enfin en 4e page nous vous faisons part d'une nouvelle : un autre héritier pour le 20 octobre à peu près. Vous allez rire mais c'est la pure vérité un an après Yvonne c'est un peu rapide ; c'est pour cela qu'on ne vous parle guère du voyage en France ; je ne sais pas encore quand j'irai, ni le temps que je resterai. J'ai cherchez vainement une bonne pour Yvonne car elle demande qu'on s'occupe d'elle, à 6 mois cela devient remuant ; mais une femme est introuvable même en lui donnant 150 à 170 francs par mois. Si je vais en France il faut que j'en ramène une à tout prix ça ne peut pas durer ainsi.
Je vous quitte mes chers parents en vous embrassons affectueusement ainsi que tous.
Votre fille respectueuse
Anne-Marie
Benjamin ne veut être oublié auprès de personne.


10 septembre 1924
Ma chère maman
Nous voici à Lyon depuis 11h ½ . La nuit s'est très bien passée. J aime mieux dormi que dans mon lit car notre wagon du PL M été supérieurement suspendu. Titou a dormi comme un Loir dans son hamac ; nous avions d'ailleurs tout un compartiment pour nous et personne ne nous a dérangés jusqu’à Lyon.
À Tours Tony nous attendait ils ont eu la chance d'obtenir cette permission de nuit. nous avons passé une bonne demi-heure avec lui, ce qui m'a fait bien plaisir je vous assure, nous nous étions si peu vus ces vacances.
Nous repartons ce soir à 4h ½ pour Marseille où nous coucherons de nuit et auront toute la journée de demain pour tâcher de trouver au moins un matelas à bord. Nous télégraphons à l'Italienne de venir à Bizerte.
Titou viens d'avoir beaucoup de succès pendant le déjeuner. On lui avait installé une chaise d'enfant et le garçon qui nous servait lui a apporté une assiette de gâteaux ; Titou lui a tout de suite fait « merci » ce qui a fait sa joie.
Merci à vous maman pour le matelas, cela va être bien pratique pour le bateau. Le temps ici est aussi sombre et triste qu'en Bretagne , c'est général dans toute la France.
Yvonne est dans les petits papiers de son Grand-Père qui lui a donné des jouets et qui jouait avec elle à 4 pattes sur la couverture !...
J'espère que tout le monde va bien là-bas et que Marie-Suzanne est remise de son « indisposition ». La bonne tente nous est arrivée hier au soir juste 1/4 d'heure avant le départ de L'Express de Lyon ; nous conventions à être un peu inquiet ignorant s'il fallait prendre ou non sans billet.
Je vous quitte ma chère maman en vous embrassant de tout cœur ainsi que tous là-bas et en vous remerciant ainsi que la bonne Suzon de toutes vos bontés pour nous.
Votre fille respectueuse
Anne-Marie
Yvonne ne s'est pas aperçue du changement de lait.


Lettre du Victoria Hôtel 14, Cours Saint-Louis Marseille
Téléphone 28-20
Jullien et Suzanne. Propriétaire.
Marseille vendredi matin (septembre 1924)
2 mots, mon Père, pour vous remercier encore les bonnes vacances que vous nous avez fait passer et de tout ce que vous avez bien voulu faire pour nous.
Notre voyage s'est très bien passé jusqu'ici. Cependant au dernier moment une ombre se dessine : Mite va bien mais il semblerait, physiquement, que les évènements pourraient aller au plus vite… Je viens de mander immédiatement un médecin qui va l'examiner avant de partir. S'il y avait quelque chose d'important je télégraphierais. Donc si vous n'avez rien reçu c'est que nous serons partis normalement.
Tante Mag a été pleine de dévouement pour Titou qui est vraiment facile et toujours aimable.
Je me suis mis moi-même en 2e pour le voyage afin de pouvoir plus aisément seconder Mite qui sera avec moi sur son matelas, aucune cabine n'étant disponible.
Tante Mag m'a remis de votre part 1000 francs. Elle a absolument voulu me rembourser son billet de Marseille. Je lui ai dit que vous vous arrangeriez avec elle, mais je ne crois pas qu'elle accepte.
Si vous le pouvez, vous me rendrez service en m'envoyant de suite si possible les fonds que vous avez bien voulu nous accorder, car j'ai peur d'avoir à faire face à des évènements précipités… Dès mon arrivée, je vais écrire à la garde de Tunisie de se tenir prête pour venir au premier signal à Tabarka. Je donnerais cher pour être arrivé !
La mer a l'air ni bien ni mal, il y a du vent mais pas de tempête point. Enfin, à la grâce de Dieu !
Je vous quitte mon père en vous priant de partager avec ma mère à qui j'écrirai de Tabarka, les sentiments de respectueuse affection, sans oublier personne de votre entourage
Votre fils respectueux
Benjamin


A bord du « Gouverneur Général Jonnart »
Le 13 septembre 1924
Ma chère Maman,
Il est probable qu'une lettre de la bonne Tante vous aura donné des nouvelles jusqu’à notre embarquement. Tante Mag est montée à bord avec nous et y a fabriqué le dernier biberon du Titou et nous sommes descendus ensuite la ficeler sur ma couchette car au dernier moment on a distribué des couchettes à toutes les femmes ayant des enfants. Puis il a fallu se séparer de la bonne tante qui était toute triste en redescendant la passerelle. C'est que c'est très triste à mon avis ; les séparations sur le quai d'une gare sont moins douloureuses qu’à bord du moindre bateau.
Nous sommes bien reconnaissants à Tante Mag de nous avoir accompagnés une bonne partie de la route car Benjamin ayant pris une 2nde tout est bien simplifié et Yvonne est une enfant sur commande pour le voyage.
La mer très légèrement houleuse au départ est tombée peu à peu et ne nous incommode nullement, d'ailleurs le bateau la tient admirablement, un autre sauterait. Nous venons de perdre de vue les côtes sardes que nous avons admiré sous un très joli jour.
Les garçons du bord nous ont dit que lundi et mardi dernier il faisait en Tunisie un sirocco irrespirable, du feu. Il a fait un été effroyable et qui n'est pas fini. À la grâce de Dieu ! Cela finira bien par se calmer.
Dans quelques heures nous serons à Bizerte. Partis hier à 13h nous débarquerons vers les 17h vous voyez que cette traversée est tout ce qu'il y a de plus simple à tenter.
A Bizerte grève des dockers je ne sais si nous allons pouvoir retirer nos bagages ce soir .
J'espère que au bois de Roz tout le monde va bien et que les vacances continuent sous un ciel plus clément que celui que j'ai connu. Nous voici de nouveau sous l'éclatant soleil que nous que nous vous enverrions avec plaisir.
Les photos de Tante Mag sont merveilleuses : le groupe est un véritable chef d'œuvre.
Le petit matelas fait les délices d'Yvonne qui y a dormi comme une reine sur le tapis de ma cabine. Merci beaucoup de la peine que vous avez pris pour le faire.
Je vous quitte ma chère Maman, Benjamin se joint à moi pour vous remercier de votre bonne hospitalité dans le vieux bois de Roz. Je vous embrasse ainsi que tous. Benjamin ne veut être oublié auprès de personne.
Mite


Lettre à l’effigie de « Association des colons français – région de Tabarka »
Tabarka, le 16 septembre 1924
Ma chère Maman,
Ma lettre du bateau vous aura déjà donné des nouvelles assez avancées de notre long voyage. Nous avons donc accosté à 5h25 après une fort agréable traversée. 1h avant l'arrivée alors que les côtes étaient en vue le vent s'était levé et un léger roulis nous berçait, ce qui ne manque pas de charme quand ce n'est pas trop prononcé. Le vent sifflait dans tous les cordages du bateau et vous fouettait la figure c'était exquis. Etendue dans ma chaise longue sur le pont j'ai vécu une bonne heure. D'ailleurs la traversée est pour moi le souverain remède dans un sens ou dans l'autre ; il n'y avait pas 3h que j'étais partie que je sentais toute ma vitalité et mon appétit me revenir j'ai dévoré à bord et je continue ici malgré la chaleur encore forte (tandis Que je vous écris la transpiration coule de mes tempes). 1h après le débarquement je trouvais mon italienne à l'hôtel et j'étais touchée de son accueil mais Yvonne ne pouvait plus la voir et cela continue encore.
Le lendemain nous achevions d'avaler la pilule en prenant le train à 6h du matin nous amener à midi à Tabarka. Enfin vers 4h du soir je remettais les pieds dans ma demeure avec un « Deo Gratias » que vous comprenez sans peine. J'ai trouvé tout reluisant et mes larbins la bouche en cœur s'empressaient de me faire savoir qu'ils n'avaient rien cassé, ce qui est vrai et merveilleux.
Ici les journées sont encore très chaudes bien que supportable mais depuis le début du mois les nuits sont exquises et fraîches ce qui n'avait pas lieu avant mon départ ; aussi dormons nous comme des loirs d'un sommeil reposant ce qui est beaucoup pour supporter la journée.
En arrivant nous avons appris de bien tristes nouvelles ; d'abord notre excellent docteur est mourant atteint d'une terrible dysenterie et de plus opérée à Tunis pour le foie. Aux dernières nouvelles on ne savait pas s'il passerait la nuit. Nous sommes désolés il était si bien pour les enfants.
Tabarka et sans médecin mais d'ici quelques jours je pense qu'il y aura un remplaçant car il y a beaucoup de malades. L'été a été effroyable et tout le monde nous accueille ainsi : « Comme vous avez bien fait de partir ». 6 ou 7 personnes sont mortes ; un bel enfant de 16 mois a été enlevé par l’entérite. Presque tout Tabarka grelotte la fièvre à 40 degrés et beaucoup sont hâves et appellent la pluie de tous leurs vœux car c'est la guérison. Jamais on avait vu autant de malades à la fois. Le soleil d'Afrique a été implacable. Jamais je n'avais vu la terre si desséchée.
Titou vient de partir en auto pour Aïn-Draham respirer l'air de la montagne avec sa bonne ; le lendemain de son arrivée elle a dormi presque toute la journée c'est que le voyage malgré sa bonne humeur l’avait bien fatiguée. Elle Mange bien sa bouillie mais laisse souvent de ces biberons car nous ne sommes plus dans le frais bois de Roz. J'appelle la pluie de tous mes veux car ce sera le début des fraîcheurs tant demandées.
Et là-bas que devient cette bonne réunion qui nous a été bien dur d'abandonner ? Ma prochaine lettre sera pour Suzanne et cela ne tardera pas. Dites à Bernard que nous jouons au bridge le soir avec notre gérant qui est un passionné.
Je ne vois plus rien d'intéressant ma chère Maman, merci encore de notre bon séjour ; les livres sont déjà rangés dans la vitrine, ce qui nous crée une petite bibliothèque qui nous fait bien plaisir.
Le cidre est bien arrivé sans casse et sans payer à la douane mais pas assez bien bouché. 1 bouteille 1/4 s'est perdue, c'est désolant.
Je vous embrasse de tout cœur ma chère Maman ainsi que tout le monde. Benjamin ne veut pas être oublié.
Votre fille respectueuse
Anne-Marie


Le 2 octobre 1924
Ma chère Maman,
Ce que vous avez dû être tous étonnés en recevant cette dépêche 15 jours à peine après mon départ. Il était temps de de démarrer n'est-ce pas ? Enfin remercions le ciel car tout s'est passé mieux encore que d'habitude et cette naissance m'a rendue à la santé on peut dire même avant qu'elle ne se produise car 6h avant que ne commencent les premiers symptômes j'ai perdu une fausse poche des eaux, poche hydropique paraît-il contenant au moins 2 litres et provoquée par la fièvre. C'est elle qui a été la cause de mes ennuis et souffrance de cet été et pendant quelques heures je me suis retrouvé comme avant les fièvres. A 6h la danse commençait et à 8h juste c'était fini, sans que cette fois-ci il y ait besoin de caféine, pas une perte. Je peux vous dire maintenant que j'ai fait mes premiers pas que nous n'avions aucun secours de médecins à attendre, le nôtre toujours très mal et non remplacé. Mais il y a une Providence et à Tabarka une sage-femme maîtresse dans l'art dont nous avons été très contents. Et mon mari une véritable infirmière ; voyant que ça débutait il est resté avec moi et notre gérant encore avec nous a pris le cheval le plus rapide et avec une rapidité étonnante trouvait une auto à Tabarka, nous faisait amener la sage-femme avec toute une liste de pharmacie dressée par Benjamin en une minute et où il ne manquait rien. Pendant ce temps il arrangeait une table avec des serviettes, flambait cuvette etc… et faisait même bouillir un fil. Tout était prêt. C'est qu'il est rudement gentil et d'un sang-froid je vous assure. Il y a beaucoup de maris qui n'auraient pas fait cela. Nous avons attendu une infirmière, Benjamin couchait dans ma chambre ne dormant que d'une oreille pour veiller la petite (parfaitement à terme), me la passer sans jamais s'impatienter. Je vous assure qu'il m'a bien touchée et que je lui montrerai ma reconnaissance en suivant vos bons conseils, vous savez qu'il est dans mon caractère d’y venir à la longue et mariée je n’y faillirai pas plus ! Mais venons à la nouvelle. Savez-vous qui est mon infirmière je vous le donne en mille et vous ne trouverez pas : c'est Madame de Lapalme (Mademoiselle de Viviès). Jugez de notre stupéfaction : grand gendarme, bonne femme, un peu hurluberlu, causant société connue avec moi. Enfin tout va bien je vous quitte en vous embrassant de tout cœur ainsi que tous.
Votre fille respectueuse
Mite


Le 19 octobre 1924
Un simple mot, ma chère Maman, pour vous envoyer un billet de 5 francs. Cette petite somme est destinée à une œuvre pieuse. Voici : je demande à Papa qu’à son prochain voyage à Vannes il me demande une messe dans la chapelle de Saint Vincent Ferrier à la cathédrale et qu'on y fasse une raison contre les fièvres, ce grand Saint étant invoquée pour cela et il existe une prière spéciale. J’ai fait cette promesse ratifiée par mon mari le jour de la naissance de Claude puisque nous n’avions aucun médecin et je l’ai renouvelée il y a 4 ou 5 jours au cours de deux accès de fièvre que j’ai eus coup sur coup. On ne peut me soigner encore comme un être normal il s’en faut de 15 jours. Alors, on me fait des piqûres intra-vénales de quinine légère au bas des reins. C’est vous dire que cette partie est toute endolorie par ces piqûres profondes et douloureuses j’en ai subi 4 j’en ai encore 6 ; mais cela coupe la fièvre ça se sent. Quand les 40 jours seront passés on pourrait alors en cas d’accès m’inoculer de la même façon 1 gramme de quinine. Ici on prend peu de quinine par l’estomac ; des piqûres.
Titou va bien maintenant elle nous a fait une fièvre de croissance Car elle s'est étirée ; elle a certainement grandi et puis il y avait aussi ses dents. Elle a repris son bon appétit et ses ardeurs de marche. Elle ne nous donne qu'une seule main mais veut courir comme un rat empoisonné. Dans son panier elle valse d'une pièce à l'autre, de gauche à droite (un avion ballotté par le vent). Quel type cette petite. Plus que jamais on la prend pour un garçon. Les premiers jours elle ne voulait pas voir sa sœur, elle allongeait vers elle des mains graffigneuses, maintenant elle consent de temps en temps à lui déposer un baiser « paternel » sur le front. Y a de quoi rire je vous assure !...
Ah ! Figurez-vous que la Centaurée fait fureur et j'ai reçu l'ordre d'en boire au réveil et à jeun une bonne tasse mélangée d'un peu d’eucalyptus. De plus le pharmacien vend de gros paquets de centaurées pour presque rien. D'où je conclus qu'il en pousse certainement ici.
J'espère que là-bas tout le monde va bien. Tony m'a écrit de Ploërmel et me rappelle toutes sortes de bons et vieux souvenirs. Je vous embrasse de tout cœur ma chère Maman ainsi que Papa et Poulot. Mari et beau-frère ne veulent pas être oubliés respectueusement auprès de vous.
Votre fille respectueuse.
Mite


Le 18 novembre 1924
Ma chère Maman,
Merci de votre longue lettre que j'ai reçue avant hier. Je vais bien maintenant ; ces piqûres qui finissent demain sont très remontantes mais bien douloureuses (je ne peux plus m'asseoir). Il a fallu en faire 10. Je dois tâcher d'éviter la quinine à cause de mon lait ; car malgré tout je continue 3 fois par jour, mais il y a des moments où la montée refuse de se faire bien qu'il y ait du lait, ça c'est encore un coup de la fièvre. Ici nous y passons à tour de rôle et la quinine marche. Augustin, le gérant se sont fait administrer un gramme de clean par piqûre en une seule fois et le lendemain la même chose. À ce traitement je vous prie de croire que la fièvre cède.
Je recommence à faire de l'auto, de la voiture, mais le docteur m'a défendu le cheval avant janvier car je ressens toujours une lassitude dans le ventre, courbature de cet été. Il paraît pourtant que malgré cela j'engraisse, ce n'est pas étonnant je mange toute la journée. Que ne suis-je au bois de Roz à manger vos bonnes soupes, les galettes, le beurre etc… Je suis sûre que là-bas j'aurais du lait à ne savoir qu'en faire. Claude profite malgré tout elle fait presque 7 livres ; je lui donne du lait condensé. Quant à Titou elle me travaille les grosses dents et la 4e d'en bas. Elle ne marche pas encore seule, elle passe son temps à me faire peur ; elle est pourtant « casquée » de paille. Il faut que sa bonne ou moi soyons toujours derrière. Je me débrouille très bien avec Julie. Celle-ci brûle de venir en France avec moi ; mais pour cela il faut gagner de l'argent.
Hier il est tombé des torrents toute la journée, on a joué au bridge et nous avons fait lever les volets de fer (voyez la photo) tenus baissés tout l'été. Quelle vue splendide je dirais presque unique ; on est comme suspendu au-dessus de toute la plaine. Cela fait l'admiration de tous ceux qui viennent. Cette extraordinaire position de la maison est un vrai tape-à-l'oeil et nous trouverons facilement à revendre la propriété quand nous voudrons.
18 nov. Je m'excuse d'avoir laissé si longtemps ma lettre au repos mais Claude a été fatiguée, j'ai reçu l'ordre de la sevrer au plus vite mon lait l’empoisonnait littéralement, malheureux lait de fièvre, travaillé par les piqûres et l'anémie. Il contrarié le bon effet du lait condensé il lui abîmé l'estomac. Ce n'est pas la première fois m'a-t-on dit que le cas se présente en ce pays. Maintenant il faut recommencer doucement l'alimentation. Yvonne a percé sa dernière dent en bas. C'est une molaire qui la travaille en ce moment, elle commence à sortir et mon Titou est un peu grognon et manque de temps en temps d'appétit. Elle est capricieuse aussi car cela ne l'empêche pas de faire toujours le « gamin » , de plus en plus garçon ; elle ne veut pas partir seule, elle marche complètement en lui tenant une main mais elle a pris un peu peur heureusement depuis qu'elle est tombée assise sur sa natte un peu fort. Avant elle me faisait mourir de peur. Elle n'avait aucune notion du danger mais elle demande une grande surveillance car elle se met debout en s'accrochant partout. Merci de la culotte en caoutchouc qui va très bien et qui vraiment n'est pas chère. Le petit parc n'est pas encore arrivé, je vous en accuserai réception aussitôt.
Je vous envoie le récit des obsèques du capitaine Madon, c'est une désolation ici en Tunisie et Benjamin a bien regretté de ne pouvoir aller à l'enterrement de son camarade. Il m'avait présenté à Tunis le capitaine qui était fort aimable et j'avais fait également la connaissance de sa femme. La photo de lui est très ressemblante. L'autre jour à Tunis Benjamin a vu Peltier d'Oisy [NDR : sans doute Georges Pelletier Doisy aviateur de la 1ère guerre mondiale et auteur du raid Paris-Tokyo en avril-juin 1924] et l’avait invité à chasser ici mais cet homme célèbre était attendu en France. J'ai bien regretté de ne pas le recevoir, cela m'aurait intéressée.
Je vous quitte ma chère maman en vous embrassant de tout cœur ainsi que tous.
Votre fille respectueuse
Anne-Marie
PS : J'ai dû laisser à la maison dans ma chambre ou celle de Suzanne les chaussettes de ma fille : 2 paires fines en fil et 3 paires qui viennent de votre layette. Nous n'avons rien vu ici en défaisant la malle ! J'ai reçu hier votre paquet envoyé de Rochefort et vous en remercie.


Le 3 décembre 1924
Ma chère Maman,
Voilà bien longtemps que nous n'avons eu des nouvelles du Bois de Roz, J'ai écrit une longue lettre à Tony qui ne m'a pas répondu. C'est le silence complet. Moi aussi je n'ai pas écrit beaucoup mais nous avons passé de mauvais moments avec notre 2nde fille. A 2 mois cette petite était rongée par le paludisme que je lui avais passé en voulant la nourrir. Elle était devenue jaune safran avec les oreilles décolorées. Heureusement que j'ai fait venir le docteur à temps à force de quinine douce spéciale pour enfants on a fait tomber la fièvre et depuis quelques jours les couleurs reviennent. Le médecin l'autre jour a trouvé un grand changement. Elle est donc complètement au biberon, au lait condensé. Je suis complètement esquinté par le manque de sommeil, par la fièvre que m'a valu le lait en portant. Aussi Benjamin veut-il que le 15 mai prochain je prenne la route de France pour passer 4 mois auprès de vous. J’amènerai la bonne des petite qui travailleuse comme elle est nous rendra grand service au moment des vacances.
Pour le moment la Tunisie a un climat bien agréable, on respire à plein poumons l'air pur qui souffle d'Algérie. Hier est arrivé le petit parc de Titou. J'ai été le chercher à la gare et le soir cela a été la joie de toute la maison de défaire le magnifique emballage et de découvrir le parc qui est bien joli, tout verni et complet avec son jeu de boules de toutes les couleurs. On y a précipité Yvonne enthousiasmée ; ce qu'elle va bien apprendre à trouver le peu d'équilibre qui lui manque pour marcher seule, elle se promène tout autour avec des hésitations tordantes. Nous trouvons qu'elle a l'air d'assister aux courses quand elle est négligemment penchée sur la balustrade. Merci beaucoup ma chère maman de ce cadeau bien pratique je vous assure, nous mettons le parc sur une épaisse nat comme on les fait ici et elles ne risquent rien.
Et Tony : décidez-le donc à venir un mois ou un mois et demi seulement s'il veut mais il retournerait là-bas avec des connaissances sérieuses. Benjamin le désire beaucoup. Il me le disait encore hier ; il voudrait lui apprendre à conduire et connaître le tracteur et l’auto, lui montrer en forêt les installations de porc, et lui faire voir le pays. À 22 ans ce joli voyage ne peut lui faire que du bien et puis au bout il arrive chez sa sœur et son beau-frère qui seraient trop heureux de pouvoir rendre un peu l'hospitalité qu’ilse reçoivent tous les ans en France. Papa dit lui-même qu'il faut que les jeunes gens voyagent et il n'y a pas de voyage plus indiqué que celui-là, je sais bien qu’au fond il en meurt d'envie. Et puis même vous n'imaginez pas le plaisir que cela nous ferait à nous pauvres exilés de voir venir chez nous quelqu'un de France. Que Tony nous fasse la surprise de ce plaisir et nous vous en remercierons.
Vous savez qu'un garçon voyage à peu de frais et une fois au Dar il n'a plus à s'occuper de rien. Je soignerai bien votre fils et vous ne le trouverez pas dépéri au retour. Comme notre table s’égayerait (elle n'est pas triste déjà ) mais avec cette bonne pâte ça serait épatant et le soir au coin du feu sous la lumière de la lampe à essence on bridgerait agréablement. J'ai épuisé tout ce qui est capable de le décider à venir, il n’a qu'à s’amener après le premier de l'an et j'irai vite le chercher à la gare avec mon cheval et ma voiture au train de 11h40.
Je vous quitte ma chère maman en vous embrassant tendrement ainsi que tous et merci encore.
Votre fille respectueuse
Anne-Marie
PS : sérieusement que Tony mette ce projet à exécution.

 

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