Anne-Marie de Hargues (née de la Peyrade)

Lettres 1922

 

Tabarka, 1er janvier 1922,
6h ¼ du soir

Ma chère Magali,
Tu es la première personne à qui j’écris depuis la nouvelle année ce qui ne t’étonnera pas beaucoup puisqu’il n’y a pas 24 h qu’elle a commencé ! Je t’écris au coin du feu avec le stylo de mon époux qui bouquine en face de moi. C’est que ton beau-frère m’a comblée d’étrennes ; hier soir 31 décembre le courrier m’a apporté 4 Action Française (24-25-26-27 Xbre 1921) plus le premier numéro d’un abonnement aux « Modes de la Femme de France » journal qui parait tous les dimanches et a des ouvrages très intéressants. Constate une fois de plus que j’ai un mari charmant !... Aujourd’hui un bien vilain jour de l’an pour le temps ! Orage, pluie, vent, mer démontée et hurlante, rien ne manque à notre bonheur ! Dans l’après-midi, légère éclaircie qui nous a permis d’aller à Tabarka, nous en avons profité pour monter jusqu’à l’Eglise faire une petite prière, car nous n’avons pas eu de Messe (chaque 1er dimanche du Mois le Curé dessert Aïn-Draham) et nous ne pouvions pas attendre le Salut qui se donnait à 6h vu les menaces du temps et la crainte de revenir en pleine nuit avec la perspective des phares d’autos !
Ce matin souhaits de bonne année de nos 6 ou 7 Arabes qui vous disent « Bonne année ! Bon santé » et savent fort bien que cela leur rapportera des étrennes bien que ce ne soit pas pour eux le Nouvel an. Demain, notre larbin s’en va aux Nefzas faire une fête à son gourbi ! Donc demi-turbin pour bibi car heureusement j’ai l’autre Arabe de la maison qui me fait la vaisselle, pêle les légumes et allume le fourneau ! Ça va durer 3 jours c’te situation. Nous avons été à la Messe de Minuit sous une pluie torrentielle à travers des ruelles noires et boueuses où nous nous enfoncions dans la boue avec fureur, heureusement que nous avons couché à l’hôtel. Et dire que la matinée s’était levée radieuse comme je l’écrivais à Tony. La cérémonie a été très bien, il y avait beaucoup de monde !
Vers la fin de la semaine, je t’expédie par la Poste 2 peaux de renard tannées à Tabarka que nous t’offrons pour le jour de l’an. Tu verras toi-même qu’il y en a une beaucoup plus jolie, celle qui a le bot de la queue blanche.
Lundi dernier nous avons tué le cochon, heureusement que maintenant tout est fini de faire… mais non de manger. Pâté de tête, de foie, riettes, etc… ah ! Il y a de quoi bouffer je t’assure. Voilà la soupe sur la table. A demain et bonsoir en vous redisant encore à tous bonne année et « bon santé » !
2 janvier ! Juste un bonjour avant que mon larbin emporte la lettre. Je n’ai pas le temps d’en mettre plus long. Je t’embrasse ainsi que tous.
Ta sœur
Anne-Marie


Tabarca, 22 janvier 1922
Ma chère Maman,
Je commence d’abord par vous remercier du télégramme que nous avons reçu samedi soir 21 avant le dîner, ayant envoyé chercher le courrier comme cela nous arrive souvent. Nous sommes bien contents de penser que le colis vous soit parvenu assez rapidement et surtout qu’il soit arrivé au bon moment. J’espère qu’il n’était pas trop écrasé par le voyage, ayant dû supprimer une planche pour ne pas dépasser 1 kilo. Je suis sans nouvelles d’un petit paquet de mandarines et de caramels (de ma confection) que j’ai envoyé à Bernard. Si je réussis ma confiture d’oranges, je vous en enverrai un échantillon. Figurez-vous que Dimanche prochain nous avons un déjeuner de 7 personnes (7 avec nous). Ce sont ces colons (nos voisins à 10 km) que nous voyons chaque Dimanche à la Messe, ils sont tout ce qu’il y a de plus aimables. L’autre jour Benjamin est allé les voir à cheval et ils l’ont comblé de mandarines et citrons sans compter un bouquet de grosses violettes cueillies à mon intention. Ils ont parait-il un très beau jardin. Nous sommes invités chez eux le Dimanche suivant 1er de février où il n’y a pas de messe à Tabarca. D’ailleurs, à partir de juin ou juillet nous n’aurons plus de cérémonie que tous les 15 jours, le Curé desservant aussi Aïn-Draham, rempli de touristes.
Mon bicot vient de m’appeler pour me montrer à flanc de montagne un enterrement arabe. C’est un pauvre petit gosse d’une dizaine d’années, le fils d’un de nos voisins, qui est mort hier au soir, mort probablement due à la mauvaise volonté du médecin européen qui ne se dérange pas pour un bicot et ce contente d’après ce qu’on lui dit de traiter son malade. Ainsi comme celui-là toussait il lui a envoyé un sirop pour la coqueluche alors que certainement le pauvre gosse se mourait d’une pneumonie ou quelque chose de ce genre. Nous devions aller le voir aujourd’hui et il est mort hier. Vraiment cette façon d’agir avec l’indigène nous dégoûte, ce n’est pas un moyen de leur donner confiance en l’Européen. D’ailleurs ces « terribles Kroummirs » sont doux comme des agneaux. J’ai toujours oublié de vous dire que lorsque Benjamin est allé à Aïn-Draham pour « ses cochons » il n’a pu prendre l’auto le soir et j’ai passé la nuit toute seule dans le bled gardée par un Arabe. Inutile de vous dire que tout s’est fort bien passé ; heureusement que les chacals ne sont pas venus faire leur sarabande dans la plaine car je ne peux entendre leurs hurlements sans frémir.
Les prix de vente des cachons nous désespèrent, on parle de 2F50 le kilo et même moins, à ce compte-là nous ne ferons pas fortune c’est sûr. Pour le moment le petit élevage va bien, nous sommes à la tête de 100 petits cochons tous plus tordants les uns que les autres, on les envoie dans la plaine s’il fait beau dès 8 jours. Et ce n’est pas fini il y a encore plusieurs truies qui ne les ont pas ; nous avons 25 à 30 mères.
Pauvre Yoloff, sa mort nous peine beaucoup. Ici notre poney Negus va mieux depuis qu’on lui a mis le feu aux pattes de derrière. C’est un cheval de tout repos et qui n’a peur de rien. Aujourd’hui il fait un temps doux et superbe le soleil est abrutissant. Ah ! Je vous assure que nous avons assez d’eau comme ça. J’espère que vous avez fait un bon séjour à Nantes. J’ai pensé bien souvent à vous me rappelant de ceux que nous avons fait ensemble et plus spécialement du dernier.
Je vous embrasse de tout cœur ainsi que Papa et tous.
Votre fille respectueuse
Anne-Marie
PS : trouvé une bibliothèque très bien à Tabarca (tout Bazin, Bordeaux etc…) Je suis dans la joie.


Tabarca, 2 février 1922
Ma chère Maman,
Je profite de ce que Benjamin écrit à Papa pour vous envoyer un mot car voilà quelques jours qu’il n’y a eu un courrier pour la maison. Nous revenons de Tabarca où c’était jour de marché. ; j’en ai profité pour assister à un service chanté pour notre Pape défunt !... [Benoit XV NDLR] Merci de votre longue lettre reçue avec celle de Bernard, je les ai lues tout en faisant mes courses ; je suis très heureuse d’apprendre que mon colis vous a fait plaisir et surtout de savoir qu’il a mis si pue de temps à vous parvenir. Je me souviens l’avoir porté moi-même le jour du marché de Tabarca, c’est-à-dire le vendredi 13. L’auto de Béjà l’a emporté illico et je vois qu’il débarquait à Nantes dès le mercredi 18, c’est merveilleux ; la lettre était pourtant partie dès le lendemain. Tout cela dépend des navires courriers.
Les détails sur votre séjour à Nantes m’ont bien intéressée, Poupée et Magali ont dû être désolées de partir. Je vois que Bernard reprend du meilleur travail, mes caramels lui ont fait plaisir et je vois non sans contentement que les colis par poste arrivent très normalement, il n’en est pas de même des autres. Nous avons fait venir des pellicules pour l’appareil, ce qui nous permettra de vous envoyer une douzaine de photos : les chiens (Spad), les sangliers, nos bicots de service, tout ce qui pourra vous intéresser.
La bibliothèque de Tabarca est vraiment bien montée, nous regrettons de ne pas l’avoir connue plus tôt.
Notre déjeuner de Dimanche s’est fort bien passé et notre larbin s’en est pas mal tiré. C’est cette jeune femme qui a un gosse de 5 mois mais il est né en France.
Le lendemain nouveau déjeuner c’était le jeune ménage de nos proprios qui vont avoir eux aussi un héritier un mois avant nous. Madame va à Tunis pour la bonne raison que toute sa famille y habite. Mais quand on n’y connait âme qui vive je trouve cela démoralisant. Vous êtes bien restée au Bois de Roz à 17 km du médecin et moi chez les « sauvages » je peux bien rester à 6 km du docteur. Mais c’est la question femme qui est embêtante.
Je vous quitte ma chère Maman parce que la jument est sellée et qu’elle n’aime pas attendre. Benjamin emporte la lettre qui partira ainsi demain matin.
A bientôt une lettre à Tony je vous embrasse ainsi que Papa et tous.
Votre fille respectueuse
Anne-Marie.


Tabarca, 21 février [1922]
Ma chère Maman,
J’espère que vous avez reçu lundi le télégramme que nous vous avons envoyé le Dimanche au sortir de la Messe. En effet, il était impossible de songer à envoyer certaines choses par la poste. Benjamin a écrit au Dr Lehucher à Tunis pour qu’il nous indique une garde et nous attendons sa réponse. Ce médecin est un spécialiste et par conséquent très compétent en la question qui nous intéresse.
23 février. La réponse est arrivée ce matin. Le Docteur nous enverra une très bonne garde, sûre, qu’il recommande en pareil cas. Mais il nous dit qu’il ne fallait rien laisser au hasard et savoir si l’on était bien constituée. Or justement le médecin était venu la veille, c’est-à-dire hier. Il m’a regardé sous toutes les coutures et m’a tripotée sans me faire aucun mal. Il m’a dit que la constitution était bonne et que probablement tout se passerait bien. La voiture reste permise, le médecin disant que ça ne pouvait plus guère me faire de mal. Il m’a prédit encore certains repas trop tôt restitués !... Ça a bien failli m’arriver chez quelqu’un l’autre jour. Mais heureusement que… non.
Puisque nous nous occupons du grave problème de la « repopulation », je vous assure que certain complément de dot serait plus que bienvenu. Avec cette dégringolade sur les cochons et l’augmentation de… famille vous comprenez bien que c’est beaucoup à la fois et de nombreux frais en vue. S’il n’y avait pas eu de gosse cela aurait pu marcher mais étant donné le contraire cette première année sera terriblement rude si vous ne nous aidez. Et cependant aucun voyage en France en vue, mais la grillade ici cela vaut bien quelques billets de mille comme compensation !...
Après quelques jours beaux malgré février, l’interminable pluie est revenue, c’est terrible avec tous nos cochons sur les bras (280 avec les petits) et penser que toute cette peine ne sera pas payée (2 F le kilo) quelle pitié ! Nous vendons tous les matins 18 à 20 l de lait (1F20 le litre) c’est le larbin qui part de très bonne heure en voiture. Cet état de choses oblige mon époux à se lever à 4 h. Le soir toujours l’inévitable Mohammed va en vélo livrer 3 l pour le moment. Depuis que Benjamin lui a appris la bicyclette c’est une fureur pour aller à Tabarca.
Mais Benjamin me turlupine pour aller se coucher (à 8h1/2, 8h1/4 pour vous), je me vois obligée de vous quitter en vous embrassant de tout cœur ainsi que Papa, les frères et sœurs.
Votre fille respectueuse
Anne-Marie.
Dîtes à Tony que lui enverrai bientôt ses timbres. Caresse au Willaim James.
Vous pouvez donner des dernières photos aux amies, la dernière est la mieux.
2 articles de journaux sur nos évêques.


Tabarca, 3 mars 1922, 6h1/2 du soir.
Ma chère Maman,
Vous avez sans doute reçu maintenant une dernière lettre où je vous parle de la garde que nous enverra la Dr Lehucher. Quant à notre médecin on le dit très bon pour ce cas, il reviendra me voir vers le 15 avril constater si tout est en place car d’après lui ce doit être pour le 15 mai. Diable ! ça approche terriblement mais je n’en suis pas trop fâchée car je commence à en avoir sérieusement soupé de cette vie par trop sédentaire quand cheval, selle, bride sont à vous tenter du matin au soir !...
Nous faisons de bonnes promenades à pied sans nous presser, il parait que c’est très bon et j’ai d’ailleurs le pas beaucoup plus élastique qu’il y a 3 ou 4 mois. Le médecin a dit de me muscler le plus possible. Ma voisine et propriétaire Mme Guérini (dont le mari est cousin du Ct Héry tué à la guerre) va avoir un gosse au début d’avril, ce seront 2 naissances qui se suivront de près. Vous me demandiez comment on habillait les gosses dans ce pays, c’est fort simple et très gentil : des petits costumes marins en laine (veste et culotte) pour garçon ou fille avec dessous une petite chemise et on les met aussi dès 3 mois. Une jeune femme de Tabarca qui a une petite fille de 13 mois et qui travaille admirablement m’a donnée des conseils pour faire ces petits costumes. J’ai fait venir de la laine et en ai commencé un.
A propos du berceau, les colons chez qui nous avons été déjeuner nous ont donné une bonne idée, ce sont eux-mêmes qui ont fabriqué une sorte de Moïse posé sur un X en bois. Nous allons faire faire la monture par un menuisier et moi-même je le garnirai d’étoffe. Ensuite nous ferons succéder un petit lit que nous avons ici depuis le début. Envoyez-moi le plus possible de petites chemises car parait-il en été il faut, la chaleur est si forte, les leur changer 2 ou 3 fois par jour. Tous vos colis sont bien arrivés et je vous en remercie. Quel dommage que Tony ne puisse venir remplacer le parrain ; il serait reparti avant les mois chauds. C’est trop désolant de passer toute une année sans avoir la perspective d’une figure de France ! (car avec les cochons point de déplacement c’est la purée )
Après quelques superbes journées voici venir les giboulées de mars qui ne sont pas très chaudes, ce soir le vent fait rage et la pluie fouette les vitres par intervalles.
Le mariage de Marie de Caslon m’a bien amusée, je ne sais pas si son mari pourra en faire quelque chose. Quel vide dans Redon mais sa sœur Isabelle va pouvoir se marier tranquillement, la pauvre fille. Voilà également Célestine Hauron mariée à « Verre de Pétrole », il n’est pourtant pas de la « haute ». Vous direz à Poupée que Spad-Baton va bien maintenant mais que tous ces jours il était triste et malade, il passe son temps ce gros toutou couché soit au pied de notre lit, soit aux pieds de nos chaises. Le reste de la meute va très bien. Je viens de finir « L’Atlantide » de Pierre Benoit, qui m’a passionnée, c’est vraiment bien joli, je me souviens que Jacqueline était emballée. Il faudrait que Tony le lise. C’est un chef d’œuvre.
Je vous embrasse de tout mon cœur ma chère Maman ainsi que Papa et tous.
Votre fille respectueuse.
Anne-Marie
Envoyez aussi paillasse et coussin à garnir.


Tabarca 11 mars 1922 11h du matin

Ma chère Maman,
Je suppose que voilà aujourd’hui du papier beaucoup plus simple, étant dans la purée nous ne pouvons plus nous payer du beau papier comme au moment du jour de l’an. Nous restreignons nos dépenses le plus possible, pour mon compte je vous assure que la maison ne dépense pas un liard de trop. Grâce au Carême la note de viande se restreint d’ailleurs nous ne tenons ni l’un ni l’autre à cette denrée. Légumes et laitages font bien mieux notre affaire. Nos petits pois sont en fleurs, nous en mangerons dans 15 jours et nous en aurons jusqu’à l’été.
Depuis avant-hier, Benjamin est absent, il est parti en auto avec son proprio convoyer leurs cochons (45 chacun) jusqu’à Souk-el-Arba à 66 km sur la ligne d’Algérie où on prend leurs bêtes au prix désolant de 2 francs le kilo plus 2 francs par tête de commission pour l’acheteur. Tous deux disaient en partant leur désolation de se donner tant de mal pour gagner 4 sous alors qu’ils auraient dû rapporter chacun 8 ou 10 000 francs ils n’en rapporteront pas même la moitié. Et sur cette modique somme il nous faudra en donner plus de 2000 francs qui nous a prêté un infect parcours. Nous ne recommencerons pas je vous le jure. Non seulement bien entendu il n’est pas question d’un voyage en France cette année mais nous en venons même à nous demander s’il n’en sera pas de même l’année prochaine. Hélas ! Quand l’exil vous a pris, sait-on jamais quand il vous rendra la liberté ? Et cependant avec quel joyeux battement de cœur verrais-je se profiler les côtes de France et la silhouette de ND de la Garde qui si longtemps semblait accompagner des yeux le paquebot emportant les pauvres exilés. Vous ne pouvez pas savoir ce qui se brise en nous quand un navire sort du port. Vous avais-je dit que la veille de notre départ, nous sommes montés à ND de la Garde et que nous y avions mis un cierge pour tous ceux que nous laissions derrière nous ?
Et cependant il est bien beau à ces heures ce continent africain avec ses souffles tièdes et parfumés des mois que nous vivons. Oh ! Surtout un soir où nous revenions en voiture de déjeuner chez ces colons. Pas un souffle dans l’atmosphère, une de ces soirées au calme oriental que la France ne connait pas, au loin les montagnes apparaissaient bleutées et comme en relief. C’était délicieux et l’on se laissait aller à dire : qu’il fait bon vivre. Puis lorsque nous sommes arrivés tout près de la maison, le soleil disparaissait derrière les montagnes (que je vous ai dessinées) et au même moment celles qui leur font face se sont empourprées, tous les arbres apparaissaient comme en feu. Le Ciel, la Terre avaient ce même reflet. Notre cheval avait peur. Mais cela n’a duré que peu de temps, le soleil a sombré derrière les monts de l’Atlas et aussitôt un manteau de glace s’est abattu sur nos épaules. C’est extraordinaire comme en quelques minutes la température change, il faut faire très attention ; on peut attraper beaucoup de mal.
1H1/4. Je viens d’aller faire un petit tour après mon déjeuner solitaire qui s’est composé : de salade – omelette au jambon – pommes de terre à la maître d’hôtel – gâteau de riz glacé à la confiture d’orange (œuvre exquise de mon Arabe). Le tout arrosé de la bonne eau de notre puits. Car je ne bois plus que cela depuis que je suis privée de mon cher cidre.
Donc j’ai été faire un tour avec mes chiens mais la lourde chaleur apportée par le sirocco me l’a fait écourter, j’ai sifflé mes chiens et je suis revenue chercher la bonne fraîcheur de la salle à manger toute embaumée de fleurs de guindoules (l’ajonc d’Afrique) lesquelles me font penser à la Bretagne. Benjamin rentre ce soir pour dîner. Vous allez être épouvantée que je sois restée seule deux nuits mais apprenez que j’étais mieux gardée par mes deux Arabes qu’en France vous ne l’êtes par vos domestiques. Moi si peureuse je passe la nuit sans aucune crainte. D’ailleurs les bicots sont d’autant plus respectueux pour l’Européenne que son mari n’est pas là. Le beau raton (Spad) a couche avec moi c’est un chien très propre et pour lequel j’ai une vraie passion qe ce gros toutou me rend bien.
Demain après la Messe je me fais vacciner car il y a beaucoup de cas de petite vérole en ce moment. Nombre d’Arabes en portent la marque épouvantable ; ça et les cancers pour les femmes se rencontrent constamment.
Je vous remercie des paquets arrivés à bon port. Ne craignez pas d’envoyer des colis postaux, ils arrivent lentement mais enfin ils arrivent. Comme e vous le dis dans ma dernière lettre le Dr Lehucher s’occupe de nous envoyer en mai une très bonne garde, nous attendons encore une réponse à ce sujet.
Je vous quitte ma chère Maman en vous embrassant de tout cœur ainsi que Papa, mes frère et sœurs.
Votre fille respectueuse
Anne-Marie
Prochaine lettre à Magali
PS : Dites à Magali que nous avons une jolie couvée de petits poulets. Ceux de Novembre sont de superbes poulettes. Encore à couver une dinde sur ses œufs et une poule sur des œufs de canne. Je vous écrirai le résultat bientôt.


[En tête de lettre, un espace pour des timbres avec marqué : pour Tony. S’il en veut d’autres non oblitérés même à 1f [….] qu’il me le dise]

Tabarca 24 mars 6h1/2 du soir (1922?)

Vous avez dû être bien étonnée ma chère Maman de recevoir ces cartes de Souk-el-Arba mais l’occasion s’étant présentée d’aller livrer quelques cochons en auto, nous ne l’avons pas laissé passer.
Ce petit voyage a été fort agréable et m’a fait connaître toute une jolie région ; la route d’Aïn-Draham bordée de précipices et des côtes, le pont de l’Estier est un jeu d‘enfant. Tony n’a qu’à se rappeler la route du pont d’Espagne, on voit la route au-dessus de vous et pour y parvenir, jugez des tournants plutôt brusques aussi le « Touring-Club » joue-t-il un grand rôle. Avant d’arriver à Aïn-Draham, on a une vue splendide sur la mer et aussi sur un grand lac au milieu des montagnes, lac situé d’ailleurs en Algérie. La frontière est tout près de chez nous et inutile de vous dire toute la contrebande qui se fait entre les 2 pays.
Avant d’arriver à Souk-El-Arba nous avons Souk-El-Arba. Le coucher de soleil sur les montagnes était vraiment joli. Pendant notre séjour nous avons eu une vraie chaleur d’été bien désagréable. Depuis plusieurs jours, le sirocco souffle désespérément c’est la sécheresse dans toute son horreur, les Arabes sont au désespoir, nous faisons arroser le jardin.
Mais changement de décor, le temps que je vous écrive et voilà la pluie bienfaisante, or il y a une heure le ciel était limpide. Tant mieux pour nos pommes de terre qui menaçaient de ne as lever vu le manque d’eau. Nous allons manger des petits pois du jardin la semaine prochaine, nos fraisiers sont en fleurs et les haricots verts poussent bien.
Sur cet aperçu campagnard, je vous quitte ma chère Maman en vous embrassant de tout coeur ainsi que Papa, Tony et mes sœurs. J’ai une lettre commencée pour Magali mais je ne veux pas retarder cette lettre. Nous vous embrassons bien tous deux.
Votre fille respectueuse
Mite
PS : ça tombe toujours Dieu merci.
Feuilles des réponses
1°) Parfaitement reçu vos deux paquets qui m’ont été remis le même jour. A peine arrivés j’en fais l’inventaire et le range au fur et à mesure dans un casier de la malle.
2°) Pour les bavettes, je crois en effet que vous pouvez m’en envoyer d’autres, on en a jamais trop. Poupée serait bien gentille d’en faire quelques unes, elles me feraient grand plaisir.
3°) Vous pouvez envoyer également les deux petites robes qui vous restent ainsi que les couches brodées et non brodées.
3)[redite] Pour les langes vous pouvez peut-être en envoyer un de plus en guise de couverture bien que jusqu’en octobre ce ne soit guère utile enfin il vaut mieux en avoir ici au bord de la mer où peut avoir quelque traître coup d’air vers 4h du matin. Merci au Poulot pour la bavette de M. Ch du Boisrouvray, elle est toujours fraîche (pas la petite Mouette).
4°) Puisque vous n’êtes pas très riches comme draps je me servirai des serviettes rayées bleu. Pour les taies d’oreiller j’en ferai venir de Tunis.
5°) Ne vous inquiétez pas du petit lit pour l’hiver. C’est ce que nous avons de mieux dans la maison, un excellent sommier et un non moins bon matelas. Mais la paire de draps sera la bienvenue. J’en ferai venir aussi pour deux paires de plus.
C’est terrible, vous vous figurez déjà nous voir arriver avec toute… une smala, mais il est tout de même bien permis de souffler et après avoir été ainsi immobilisée de reprendre avec son mari des courses à cheval. Je n’en ai fait qu’une avec Benjamin. C’est Sidi – Mechri et déjà je n’avais plus mon entrain habituel, il avait fallu faire une partie du retour au pas !… et sous quel soleil.
Ma voisine et propriétaire Mme Guérini est partie pour Tunis (elle y a sa famille) et doit avoir son gosse 1 mois avant nous. La veille de son départ elle est venue me voir et nous nous sommes quittées en nous souhaitant mutuellement « bon courage ». Quand ça y sera pour elle ça sentira le roussi pour moi. Je n’ai plus qu’une idée « sauter le pas ». Il me semble qu’il y a des siècles que je ne suis plus moi et cependant je n’ai pas à me plaindre, je suis plus en jambes que les 1ers mois. Oh ! Les sales mois !


Tabarca, 31 mars [1922 ?, suite de la précédente en tout cas]

Ma chère Maman,
Merci de votre dernière lettre, je continue à aller bien, ce petit déplacement à Souk-el-Arba ne m’a fait aucun mal, au contraire il m’a distrait et au retour le Dr m’a trouvé une mine superbe. Je vous assure que j’ai bien meilleure mine que l’année dernière à la fin du carême. Le médecin n’est pas d’avis de rester trop au lit, il dit, avec raison, que bien des personnes restent presque sans bouger pour éviter un accident et qu’alors le moindre faux-mouvement est terrible comme conséquence. Je n’en ai d’ailleurs très probablement que pour 6 semaines mais ce qui m’exaspère depuis quelques jours ce sont les rages de dent, je ne sais plus où me fourrer avec cela c’est comme il y a quelques années.
Notre voisin le Docteur Boulaire de Tunis est revenu s’installer dans sa propriété à 300 m de la maison. Hier Benjamin l’a rencontré et il lui a aimablement offert ses services pour le mois de mai. Ce sera peut-être bien commode de l’avoir si près. Il est très bon médecin.
3 avril. Vraiment je laisse par trop dormir mes lettres. Toujours cette sécheresse, cela n’a pas changé depuis 2 jours. Ce matin, le temps était lourd et oraguex mais maintenant le vent s’est levé et de nouveau un ciel pur. L’eau devient rare car les « Oued » sèchent partout, la terre est craquelée, l’herbe est arrêtée dans sa poussée. Si ça continue, ni fourrages, ni moissons !
Nous avons fait venir de Tunis un berceau « Moïse » c’était le plus simple, il est exactement pareil à celui de la maison. A ce propos, pourriez-vous m’envoyer la toile cirée si elle est encore en état. Je n’ai aussi ni bas, ni chaussons. Je me souviens pourtant que ce n’est pas cela qui manque vu que j’ai assez grapillé dedans pour nos poupées. Lucie m’a répondu qu’elle m’enverrait dans le courant d’avril une douzaine de petites chemises.
J’espère que tout le monde va bien à la maison, malgré cette reprise du froid. Aujourd’hui nous avons mangé les premiers petits pois de notre jardin. Nous avons une couvée d’éclos et plusieurs en train : une dinde couve ses œufs une autre couve 20 œufs de poule, une poule sur des œufs de canard et demain une autre poule sur ses œufs. Nos couvées d’automne sont superbes, nous mangeons les coqs.
Je vous embrasse de tout coeur ma chère Maman ainsi que Papa et tous.
Votre fille respectueuse
Anne-Marie
PS : A Poupée la prochaine lettre. Caresses à [Garne]

Feuilles des réponses


Tabarca 6 avril midi 1/2

Ma chère Maman,
un mot seulement pour vous dire que nous avons reçu ce matin une lettre du Dr Lehucher de Tunis et qu’il nous a enfin arrêté une « garde », l’oiseau rare comme il dit. Elle arrivera le 5 mai. Le docteur ajoute qu’elle est très agréable comme garde-malade. Comme cela, point besoin de descendre à Tunis ce qui n’était pas de notre goût. Ce pauvre Benjamin serait resté plus d’un mois seul ce qui me désolait et puis même au point de vue pécunier, c’était ruineux. Cette personne vient à raison de 25 f par jour c’est le tarif et ce que m’aurait coûté une journée de clinique sans compter les déplacements et le médecin. Ici c’est beaucoup plus abordable.
Merci de votre lettre du 29 mars arrivée aujourd’hui. Je me souviens très bien de cette petite femme dont vous parlez. Que c’est triste avec ses 8 enfants.
Ici toujours l’implacable sécheresse accompagnée d’un vent plus desséchant encore. Aussi résultat : pas de fourrage, les récoltes sont compromises et les colons ne rient pas. Chaque soir on empêche de mourir ce qui est dans le jardin en arrosant un peu. Nos pommes de terre ne lèvent, enfin c’est navrant. Les nuits sont chaudes et l’on dort déjà difficilement. Hélas c’est une saison brûlante qui s’annonce et il nous faudra rester au poste ; sûr et certain que j’aurai encore la nostalgie de la douce fraîcheur de nos soirs d’été. Il n’y a guère de nuits où je ne rêve de la France et où je revois tout ce que j’ai connu avec une netteté parfaite.
Je vous quitte ma chère Maman en vous embrassant de tout coeur ainsi que Papa, mes frères et sœurs.
Votre fille respectueuse.
Anne-Marie
Alors grande « rigolade » à Angoulême à Pâques. Quel dommage que Tony ne puisse venir jusqu’ici.


15 avril 1922 ?, ? h du soir

Ma chère Maman, je reçois à l’instant votre lettre grâce à Benjamin qui est descendu ce soir à Tabarca. Je comprends que ce serait avec plaisir que nous vous enverrions notre exaspérant soleil en échange d’un peu d’eau.
Vous m’annoncez en effet une bien triste nouvelle. Pauvre Claude si gaie et pleine de jeunesse, moi qui la croyait en convalescence. C’était bien à mon avis la plus gentille de toutes et beaucoup aussi la plus intelligente. Je vais certainement écrire à cette pauvre Gisèle.
Voilà 2 dimanches que je ne suis allée à la messe mais je vais demain pour Pâques. Nous ne ferons pas nos Pâques demain nous irons tranquillement un matin de la semaine prochaine où je me trouverai bien. Nous avons donc fait venir un « Moïse » et fait faire à Tabarca une X en bois pour le poser. C’est le plus simple et le moins coûteux.
J’ai maintenant en plus de notre larbin un jeune bicot que je dresse pour ne pas me trouver dans la « purée » si l’autre nous lâche.
Tony et Bernard doivent être ravis de cette fugue. Vous direz à Magali que je lui écrirai une longue lettre pour la distraire un peu pendant l’absence de Tony.
La nuit tombe si rapidement dans ce pays que j’y vois à peine pour finir ma lettre. Je voudrais savoir si ma confiture vous est parvenue en bon état.
Je vous quitte ma chère Maman, la « pas » à sauter n’est pas bien loin maintenant, je commence à en avoir assez surtout par cette chaleur. Je vous embrasse de tout coeur.
Votre fille respectueuse.
Mite
Enfin voici un peu de fraîcheur, ce n’est pas trop tôt. Je n’y vois plus rien.
Pâques
Bonjour, ce matin avant de partir pour la Messe de 0h. Il fait bon ce matin mais toujours du trop beau temps. Encore à vous embrasser.
Mite


Tabarca, 15 avril

Mon cher Papa,
J’espère pour vous que vous ne subissez pas là-bas le même temps que nous. Ça devient effrayant car voilà 50 jours au moins que nous n’avons pas une goutte d’eau. Les fourrages sont perdus (ils grainent au ras du sol) et les moissons terriblement compromises . Tous les jours, tous les jours cet implacable ciel bleu, cette aurore rose et de 10h à 5h une chaleur formidable . Un vrai ciel de malédiction. Les Arabes sont atterrés et les colons inquiets. Les « marabouts » reçoivent de nombreuses offrandes et des sacrifices de bêtes pour obtenir la pluie. Et toujours rien. Le Dieu des Chrétiens ou le « Robi » des Arabes reste insensible à toutes les plaintes. Il est vraiment extraordinaire que toute cette chaleur ne finisse pas en orage, mais non, parfois nous avons un espoir le soir : le Ciel se charge et roule de grosses nuées, mais rien, au lendemain un éternel ciel bleu. La chaleur est accablante, nous atteignons bien au soleil l’après-midi de 50 à 55 ° ; aussi de midi à 3 ou 4 h vous n’entendez pas un bruit dans la maison on fait, Arabes et colons, une sieste abrutissante où l’on dort comme du plomb. Les vaches mouchent avec frénésie, les chiens tirent la langue toute la journée. Le bruit court que vu le temps les Arabes ne vont ps faire de Ramdhan. C’est M. Millerand qui va en attraper une bonne « suée » pendant sa tournée. Tenez il est plus de 9h à présent et la transpiration perle à toutes les racines de mes cheveux. « En avril ne quitte pas un fil » mais c’est tout nu qu’on voudrait aller. Plus d’espoir qu’en la nouvelle lune le 22 avril. Je fais une neuvaine à St Vincent F. Vous jugez ce qu’est la terre un vrai morceau de fer, il nous faudrait au moins 3 jours de pluie.
J’arrête le tableau de nos malheurs et l’Action Française nous apprend que la Seine est en crue et qu’il tombe des torrents à Marseille. Je souhaite que vos fourrages s’annoncent bien et que le temps est favorable « favorable aux biens de la terre » !
Dîtes à Maman que la garde a écrit à Benjamin et qu’elle viendra vers le 5 mai, elle nous est envoyée ar un très bon Dr de Tunis, à raison de… 25 f par jour.
Je vous quitte mon cher Papa en vous embrassant de tout coeur ainsi que Maman et tous.
Votre fille respectueuse.
Anne-Marie
PS : Tony doit être sur son départ pour Angoulême.


Tabarca, 19 avril 1922

Ma chère Maman,
Ma dernière lettre à Papa vous aura donné de nos nouvelles ; enfin figurez-vous que nous avons de l’eau. Oh ! Pas encore beaucoup, des giboulées de temps en temps mais enfin le ciel reste chargé et il y a du vent. Il y a bien des choses de perdues mais l’herbe pour les bêtes va reprendre et le blé aussi. Si la pluie n’était pas venue, c’était une catastrophe pour la colonie entière, déjà les Arabes acculés à la misère cherchaient à empiéter sur le domaine de l’Européen et nous avons toutes les peines du monde à défendre une dizaine d’hectares de bonne herbe, que la sécheresse nous a laissés à peu près en bon état.
Aussi ce soir, Benjamin ayant dû aller à Béjà pour ses affaires, j’enverrai un de mes Arabes vers 9h voir si les bicots n’ont pas mis leurs bêtes à pacager chez nous. Si cela est, mon homme a ordre de capturer une bête et de la ramener ici. On ne la rend que moyennant amendes, c’est le seul moyen de se faire respecter. D’ailleurs être trop bon avec l’Arabe ne réussit pas, il ne vous en a aucune reconnaissance., il faut parfois montrer les dents.
Je fais en ce moment ma provision de charbon de bois pour la cuisine car vu la sécheresse la direction des Forêts va bientôt interdire de faire du feu dans les bois. Pour 30 sous j’ai un sac de plus de 10 kilos.
Nous mangeons en ce moment les coqs de notre couvée de Nov. Ils sont superbes et tendres, la viande de boucherie ne nous connaît pas beaucoup. Même l’année prochaine nous parlons de faire vraiment le Carême, bien que la colonie nous en dispense. J’ai dû cette année me contenter de lire mes offices de la Semaine Sainte, mais le jour de Pâques à la Grand Messe de 10h la petite Eglise de Tabarka regorgeait de monde et était toute tendue de draperies rouges et constellée de lumière. On était venu de très loin.
Il fait très froid ce soir mais malheureusement le temps se dégage. Il n’y a pas assez d’eau. C’est terrible ici tous ces changements de température. Après des chaleurs de canicule vous retombez dans le froid, cela vous anémie par la force des choses et vous rend frileux. Je résiste encore mais je suis sûre qu’à mon retour en France vous me trouverez changée à ce point de vue, c’est malheureux.
Le médecin est revenu me voir hier et a tout trouvé en bon état. Aussi permission de me déplacer pour aller à Tabarka jusqu’au dernier moment pourvu que l’on évite les trop fortes secousses. J’en ai pourtant assez attrapé en voiture depuis que nous sommes ici. Et même des pelles (non pas de voiture) mais en glissant. D’après le docteur ça ne dépassera guère le 15 mai. La garde nous a écrit (sur du papier de riche) dame ! A 25 f par jour qu’elle viendra le 5 mai. Benjamin lui a de nouveau écrit ce matin. Il y a une chose qui me fait très mal : ce sont les coupures produites par la tension de la peau, c’est la douleur de nombreux coups de canif et le Docteur m’a déclaré en riant que j’étais marquée pour toujours, ça m’a vexée !…
Il nous a raconté des choses vraiment curieuses, entre autres que les jeunes femmes importées de France (comme moi) pouvaient continuer difficilement à nourrir. Malgré l’appétit qui tient et régime le plus sévère au bout de deux ou trois mois le lait diminue, diminue et disparaît. Tandis qu’au contraire les jeunes femmes nées sous ce climat sont des nourrices superbes. Mais heureusement il y a des exceptions. Ma voisine Mme Guérin (qui est née en Tunisie) a depuis 8 jours un petit garçon tout ce qu’elle désirait. Elle avait eu un accident l’année dernière.
Benjamin réserve un bœuf pour le faire tuer à la fin de Ramadhan ; en l’honneur du gosse on fera aux Arabes un couscous monstre selon la coutume. Il aprait que dans ces festins ce sont de vraies bêtes fauves ils se jettent sur la viande qu’ils dévorent, ils en cachant partout sur eux.
Au mois de Mai le Concours hippique aura lieu à Tunis, on l’y rétablit enfin. A propos on ne s’occupe guère ici des évènements de Tunis, il y a de l’agitation là-bas mais les Arabes d’ici sont au plus calme. D’ailleurs si le Bey « rouspette » trop on le supprimera. Ce n’est pas l’armée beylicalle qui lui sera une grande ressource. Il y a cependant des gens qui meurent de peur à Tunis.
Je vous quitte, ma chère Maman en vous embrassant de tout coeur ainsi que Papa et mes sœurs. Votre fille respectueuse.
Anne-Marie
PS : J’ai écrit à Tony à Angoulême.
A propos des événements de Tunisie, « Action Française » voit très juste.
Je vous embrasse de la part de Benjamin.


24 avril 1922
J’ajoute vite, ma chère Maman, un mot à la lettre de Magali pour vous demander différentes choses.
1) Je n’ai pas une paire de bas, ni chaussons (c’est pourtant cela qui pullule en général). Je ne sais si j’ai encore le temps de les recevoir avant.
2) Si vous pouviez m’envoyer « un drap » ordinaire de plus et une ou 2 taies d’oreiller même vieilles, cela me rendrait grand service.
3) Les langes que vous m’offrez ne sont pas de refus, il vaut mieux plus que pas assez et nos nuits sont parfois fraîches. Comme bavettes je n’en ai que 6. Quelques unes de plus seraient les bienvenues. Les petites pointes me serviront en effet la nuit. Vous ne m’avez pas aussi envoyé les petites bandes pour ceinture de flanelle. Je crois ne rien oublier puisque je viens de tout revoir. Envoyez aussi les chemises dont les manches sont à raccourcir, il en faut tellement pour l’été vu la transpiration. Avez-vous aussi une pélerine en piqué ordinaire et petit manteau pour sortir.
La garde arrivera au milieu de la semaine prochaine.
Je vous embrasse de tout coeur ma chère Maman. Il fait presque nuit.
Votre fille respectueuse.
Mite


Tabarca, dimanche 30 avril 1922
Ma Mère,
Deo gratias ! Ça y est… c’est une fille, mon plus cher désir ! Je pense que vous n’allez pas être peu « estomaqués » après-demain en recevant cette nouvelle. Moi-même ce n’est pas sans un vif étonnement que j’ai vu les événements arriver si vite, puisque nous ne les attendions que dans 15 jours !
Mais, peu importe, et sans vous faire attendre davantage je viens vous apporter la certitude que tout s’est admirablement passé et que, mère et fille se portent comme des charmes.
Voici des détails : la nuit dernière, à minuit, Mite se trouve mal et donne des symptômes qui semblent annoncer que les événements sont proches. Je réveille mes arabes et j’en envoie un réveiller le docteur-colon, notre voisin.
Il s’amène, examine et déclare que c’est le commencement et qu’il faudra faire venir le médecin de Tabarca dès le matin.
Nuit douloureuse pour Mite. A 9h s’amène le médecin. Il était temps ; le médecin me dit d’abord que le gosse se présente par le « siège »… Zut ! Mais Dieu merci, erreur, c’est la tête. Avec mon aide modeste, il procède à l’accouchement. Mite ne dit pas un mot, elle plaisante même et fait preuve d’un courage remarquable. A midi, l’enfant vient.
Tout cela sans garde, cette dernière n’étant commandée que pour le 5. Je lui ai posté un télégramme et j’espère l’avoir après-demain au plus tard. En attendant je me débrouille.
Le médecin notre voisin est venu assister à la fin de l’accouchement de sorte que Mite a été assistée de deux docteurs !…
Et maintenant tous deux sont partis et je fais… la garde.
Demain matin j’espère avoir une voisine pour tenir compagnie à Mite ce qui me permettra d’aller à Tabarca pour toutes formalités, baptême etc. J’envisage de demander au curé de venir baptiser la petite à la maison.
Nous avons décidé de l’appeler Renée avec comme nos secondaires Marie et Amélie, en souvenir de ma bonne Maman, Elisabeth et Clémentine.
Vous décrirais-je la gosse… Elle a la tête un peu boursouflée, mais il paraît que ça va disparaître en 8 jours. Je trouve qu’elle ressemble à… Tony : elle est grasse comme une caille.
Lundi 1er mai
Madame [Debras ?], notre jeune voisine est venue hier soir et elle nous a gentiment offert ses services : elle va revenir ce matin et [garder] Mite toute la journée, ce qui va me permettre de sortir.
Nuit excellente pour la maman et la fille ; mon rôle de garde a été très facile.
Dans quelques instants j’irai à Tabarca vous mettre un télégramme.
Je vous quitte pour aujourd’hui ma Mère, comptez sur moi pour vous donner des nouvelles. Mite et moi vous embrassons très affectueusement ainsi que tout votre entourage.
Votre fils respectueux
Benjamin
[Anne-Marie signe aussi]


Tabarca, 5 mai [1922]

Ma chère Maman,
Je commence par vous prévenir que la position pour écrire n’est pas très commode, appuyée comme je suis sur un coude. Pour le coup, ça y est, le « pas est sauté » depuis déjà 5 jours, il vaut mieux que ce soit fait qu’à faire. Je vois d’ici ce que vous avez dû être étonnés en recevant la dépêche, aussi on a pas idée d’être tellement sur l’avance.
Mais dame ! Aussi cela n’a pas été long, de 11h1/2 du soir à 11h1/2 du matin presque sans répit. On a télégraphié à la garde qui est arrivée le lendemain. Elle est d’ailleurs très agréable.
Notre fille ne sera baptisée qu’au début de la semaine prochaine, le curé étant absent, j’ai d’ailleurs la garde pour le faire en cas de danger.
Mais cette jeune personne ne demande qu’à vivre elle est déjà aussi rageuse que certaine jeune tante de ma connaissance. Elle pèse 3K100, est menue mais vigoureuse et très fine.
Dans le secret de mon coeur je pleure un fils, mais que voulez-vous ce sera le n°2 au lieu d’être le n°1.
D’ailleurs son père est si content que la consolation vient vite. La gosse s’appelle Renée – Marie – Amélie – Elisabeth – Clémentine. Rien que ça.
Je vous embrasse tous car sanglée comme je le suis la fatigue commence à se faire sentir.
Votre fille respectueuse.
Mite
Je me lève mardi prochain.


Tabarca, 13 mai [1922]

Ma chère Maman,
Je vous écris de dehors où je suis nonchalamment assise tirant ma flemme. Je me lève depuis 2 jours, n’ayant pas eu l’ombre de fièvre même à la montée du lait qui s’est faite avec une sage lenteur ce qui vaut mieux parait-il. Ne vous en faîtes pas pour votre filleule c’est une vorace de la 1ère espèce et une vraie pendule. Toutes les 3h elle demande son repas et toujours c’est juste. On l’a pesée l’autre jour et on a découvert qu’elle augmentait de 32g par jour. Le petit agenda que vous avez envoyé sert à marquer les poids, je vous l’enverrai à la fin de l’année il vous intéressera. Votre filleule a été baptisée le mercredi 10 mai (jour de la fête de Tony) le Curé n’étant as disponible avant. Votre nom est donc inscrit aux registres paroissiaux, tout est parfaitement en règle. La robe de baptême était arrivée la veille au soir. Merci de tous les paquets, la voilà montée pour un moment, la garde est tombée en arrêt devant la couverture du berceau aux petites fleurs bleues. Lucie m’a envoyé de jolies petites chemises finement travaillées et une petite pelisse avec un dessous bleu que je lui garde pour l’année prochaine.
Ce matin, un paquet des Davost une petite robe avec entre-deux en filet, gilet et chaussons. Son grand-père paternel lui a envoyé une petite croix de berceau même modèle que la vôtre mais plus petite (je garde la grande pour son lit), de plus une cuiller à bouillie en argent.
Vous ne pouvez vous imaginer comme il fait bon ce soir, à midi nous avons la chaleur de l’été mais le soir nous jouissons d’une fraîcheur exquise venant de la mer. C’est délicieux après une pareille secousse de jouir ainsi de la vie. Bientôt ce sera le cheval qui m’est permis au bout de 45 jours et même fortement conseillé pour entretenir mon appétit. Pour l’instant, j’ai du lait à ne savoir qu’en faire mais résisterai-je à la dure épreuve de l’été qui s’annonce torride. S’il me coupe la faim je suis perdue. Mlle Renée passe toutes ses après-midi dehors ce qui lui fait le plus grand bien. Son Père a déjà une passion pour elle, que sera-ce dans quelques temps quand elle lui dira « Papa ». Il lui donne de fort mauvaises habitudes car à chaque fois qu’elle crie il veut la prendre et le fait souvent. Maintenant je reporte mon corset, la première fois j’ai cru que jamais il ne prendrait - saisissement – mais aujourd’hui ça attache parfaitement et dans quelques jours il faudra le serrer. Je n’ai guère changé comme vous voyez, je peux remettre tous mes costumes. J’espère que Tony est guéri et que l’hiver prochain il viendra vois sa nièce ce serait si agréable de revoir un visage de France. Mettez-vous à ma place.
Je vous embrasse ainsi que tous.
Votre fille respectueuse.
Anne-Marie.
Merci à Papa de sa lettre.


Tabarca, 18 mai [1922] 10h du matin

Mes chers parents
J’ai reçu hier au soir la longue lettre de Tony qui m’a fortement intéressée et la non moins longue épître de Magali. Je prévoyais une lettre car le mercredi soir il y a généralement courrier de France et j’attends toujours avec une impatience fébrile le retour de l’Arabe qui va chaque soir en vélo vendre 4 l de lait et nous rapporte le courrier avant le dîner.
Je suis seule aujourd’hui avec ma fille et mes Arabes. Benjamin est à la gare de Nefza livrer des cochons ( [rue] la + hétéroclite) et par la même occasion il a accompagné la garde qui repart pour Tunis. J’ai été très contente d’elle, c’est une Française très catholique et qui a été élevée par les sœurs à l’hôpital. Elle est mariée et a un fils. Elle nous sera d’une grande utilité si nous allons à Tunis à la fin de juin comme nous en avons l’intention n’ayant pas bougé de tout l’hiver vu nos finances, ce sera encore cette question qui nous arrêterait. Benjamin voudrait me montrer Carthage et le Palais beylical du Bardo où il y a un musée épatant. D’ailleurs je ne vous cache pas que j’ai une rude envie de me remuer un peu et de reprendre une grande gaîté. Depuis mon mariage c’est-à-dire depuis 9 mois 1/2 (la stricte correction comme dit Charles !) je voyais tout à travers un vague malaise et un dégoût de tout.
L’Afrique prend à mes yeux maintenant une nouvelle physionomie qui me plaît beaucoup (la rosse elle commence à me prendre le coeur… c’est terrible mais c’est comme ça !…) et si nous rentrons en France je conserverai toujours le souvenir de ces grandes [semaines], de ces oueds bardés de fiévreux lauriers-roses, de cette belle mer bleue que j’ai chaque jour sous les yeux et de tous ces Arabes bigarrés trottant à l’amble sur leurs chevaux ou assis sur de minuscules bourricots les pieds traînant presque par terre. Si l’année prochaine nos revenus ont sérieusement augmenté nous vous amènerons notre Arabe Mohammed-Ali qui vous amuserait joliment et qui mettrait tout son amour-propre à vous faire une cuisine des plus recherchées. En attendant il nous est vraiment précieux, surtout pendant les 15 jours passés. C’est plus qu’une femme de chambre, il lave tout le linge chaque jour les draps, toutes les affaires et la gosse. De plus il est aux petits soins pour moi. Ayant vu que je mangeais en plus à 10h le matin je trouve ce matin le plateau [avec] du pain, la bouteille de bière, le beurre, ma serviette plus les dragées, le tout bien installé sur une petite table avec un tapis, à côté du sofa où je tire ma flemme de temps en temps… en fumant des… cigarettes (cette frénésie m’a reprise). Vous voyez que nous avons un larbin introuvable en France. Il veut absolument que nous achetions une voiture pour la gosse alors il mettra son tablier blanc et ira la promener. Quel type !…
Le mois de mai est très frais, la même chose qu’en France peut-être moins chaud, je supporte encore matin et soir un petit manteau de laine.
Pendant que j’étais au lit j’ai eu de charmantes visites de mes voisines, c’est à qui m’apporterait des roses, des œillets et des livres. Le temps ne m’a pas paru long. L’une d’elles m’a même offert un joli petit manteau en piqué avec du feston pour notre fille. Nous avons remercié tout ce monde avec des boîtes de dragées. Les Arabes hommes et femmes viennent constamment demander à voir la gosse même que ce soit une fille.
Je vous embrasse de tout coeur.
Votre fille respectueuse.
Anne-Marie
PS : Mon beau-père m’offre une « chevalière ».


Tabarca, 25 mai [1922]

Ma chère Maman,
Je m’aperçois qu’il y a déjà 8 jours que je ne vous ai écrit, comme le temps passe vite tout de même ! Dire que votre filleule va avoir 1 mois dans 4 jours et il me semble que c’était hier que nous nous promenions au Bois de Roz Benjamin et moi. Nous voilà ici en marche vers la canicule, on commence déjà respirer péniblement ; l’été s’annonce effroyable et nous n’irons point goûter en France de la douce fraîcheur des châtaigniers de la maison. Je donnerai beaucoup pour être déjà en octobre. Pour le moment je peux nourrir ma fille mais avec les chaleurs pourrai-je continuer ? Beaucoup sont obligées de cesser.
Déjà nous subissons le manque d’appétit et dès le second plat je me force à avaler, heureusement que la soif me laisse tranquille. C’est une bénédiction que la petite soit née le 30 avril car à présent ce serait très pénible. Je vais aller ces jours-ci faire connaissance du fils de ma voisine lequel est du 15 avril. C’est un monstre d’enfant, parait-il, il pesait 4K250 en naissant alors que notre fille faisait 3K juste. Aujourd’hui elle est démaillotée, un maillot n’étant plus supportable, elle ne le sera plus que la nuit.
Pour l’instant je deviens folle avec des rages de dent, une morsure perpétuelle dans le nerf ; des tampons à la cocaïne n’arrivent pas à me calmer et j’ai la tête en marmelade. A mon avis c’est le pire des maux. Aussi dès que je vais pouvoir voyager vais-je aller à Béjà où il y a un dentiste, ce qui nous évitera les gros frais d’un voyage à Tunis lequel sera remis à l’automne alors que notre fille sera plus facilement transportable.
Voilà un peu de fraîcheur qui commence à descendre ce n’est pas malheureux. Je viens de m’interrompre pour donner à la gosse et pour soigner un de nos petits Arabes qui s’est abîmé le bout du doigt dans une porte. Quant à notre fameux Mohammed c’est une merveille depuis la naissance de Renée, tous les jours il lave le linge proprement et fort bien et il le repasse. Il m’a demandé de lui montrer à plier les chemises et il lave et repasse tout notre linge. Il appelle la gosse « Mlle de Hargues » et tourmente Benjamin pour acheter une voiture, alors il mettrait un tablier blanc et ferait la bonne d’enfant. C’est un numéro introuvable en France. Demain pour le Rhamadan il va 2 jours chez lui. On va se débrouiller.
Je vous quitte ma chère Maman en vous embrassant de tout coeur ainsi que Papa et tous. Merci à mes sœurs de leurs lettres.
Votre fille respectueuse.
Anne-Marie


Tabarca, 28 mai [1922]

Mon cher Papa,
Je ne me souviens plus si je vous ai remercié de votre dernière lettre, il me semble que les événements ne m’en ont pas donné le temps.
Ici tout irait bien sans mes malheureuses dents qui me font souffrir depuis 6 jours comme je n’ai souffert de ma vie, et cela sans arrêt ; je suis bien aujourd’hui avec une fluxion. Aussi je pars demain pour Béjà où je vais faire du provisoire en attendant que je descende à Tunis. Que Maman ne s’effraye pas de ce petit voyage que je fais avec la permission de deux médecins dont l’un plu que prudent. D’ailleurs je souffre tellement que cela me tourne sur le lait étant donné que je ne puis plus manger ; cette situation ne peut durer.
Il paraît que vous avez eu en France une chaleur épouvantable, si vous la subissez en Bretagne, pensez un peu à nous. Ici le temps devient également très chaud surtout depuis 8 jours ; quand vous dormez l’après-midi vous êtes sûre de vous réveiller avec des gouttes de sueur aux tempes. Que sera-ce donc en Juillet, Août et surtout Septembre, ce mois atroce qui m’a vu débuter en Tunisie. Seulement nous aurons toujours ici un peu de brise de mer qui se lève à 11h du matin pour durer jusqu’au soir. Pour l’instant nos nuits sont encore assez fraîches, elles ne deviendront chaudes que vers le 15 juillet pour jusqu’en octobre.
Notre fille subit le contre-coup de mon mal aux dents, depuis 4 jours elle reste stationnaire quant au poids général, mais j’espère qu’avec ma guérison elle repartira, car à son âge l’été d’Afrique ne peut guère la gêner, il n’en sera pas de même l’an prochain.
Une lettre de notre oncle de Hargues nous annonce que la vie remonte en France qu’une bonne paire de bœufs vaut en Vendée de 4 à 5000 f et des porcelets de 6 semaines 180 f. Si les prix ici étaient les mêmes nous ramasserions vite la galette nécessaire pour rentrer en France avec nos 100 jeunes cochons que nous élevés cette année. Ici une « bonne » paire de bœufs, ce qu’il y a de mieux, se vend à peine 1.000 f. La bête grasse ne vaut rien en ce moment, parce que bien entendu nous avons plein nos écuries. Je suppose et j’espère que pour vous il n’en est pas de même, si vous faîtes vos affaires ne nous oubliez pas car nous avons été fortement saignés par notre garde et ce « sapristi » de Docteur qui n’a pas des tarifs doux je vous assure. C’est dégoûtant. Je prie tous les Saints du Ciel que vous trouviez un prix fabuleux de vos terrains de Nantes. N’oubliez surtout pas de me prévenir si cet heureux coup du sort vous arrive. Nous attendons que la marée remonte dans notre porte-monnaie pour aller à Tunis que je connais à peine et à Carthage que je n’ai jamais vu.
Je vous quitte mon cher Papa en vous embrassant tendrement. Benjamin ne veut pas être oublié auprès de tous et Renée embrasse grands-parents, oncles et tantes.
Votre fille respectueuse
Anne-Marie


Tabarca, ce 4 juin [1922] Pentecôte

Ma chère Maman,
J’espère que vous avez reçu mes cartes de Béjà ; nous en sommes revenus voilà 3 jours ; ce petit voyage nous a fait beaucoup de bien à ma fille et à moi. Ma dent est plombée et je n’en souffre plus ; je peux manger maintenant et a gosse profite de nouveau car pendant les 6 jours qu’a duré mon mal de dents, elle n’a ni augmenté ni diminué. Elle a 1 mois 6 jours et pèse 3k510. Nous allons la faire vacciner demain ou après-demain, cla va encore l’arrêter quelques jours.
Figurez-vous que Raton (Spad) mon beau chien est mort hier matin du tétanos, croit-on. Vous devinez la peine que j’ai eue, j’en ai pleuré, mon beau Raton je l’aimais tant et il avait de si beaux yeux mon pauvre toutou. Depuis les chaleurs il déclinait, un abcès à la tête lui est venu je ne sais comment et malgré les soins le mal s’est greffé sur la plaie. J’aurais voulu que vous le voyiez cet hiver, gras, infatigable, toujours dans l’eau.
La Tunisie est fatale aux chiens, nous avons même un de nos fox (Rip) qui file un mauvais coton. Que devient la pauvre meute ?…
Nous nous étions attachés énormément à aton que je gâtais beaucoup, tout le pays le connaissait ou le caressait et sa mort n’est pas passée inaperçue. Notre arabe ne voulait pas hier l’achever (car la pauvre bête souffrait comme vous pensez) ; lui aussi l’aimait beaucoup. Pauvre mon [Barat].
La chaleur continue, Benjamin rentre son maigre fourrage, une trentaine de quintaux et non pas sur des charrettes… non, à dos de femmes qui font toute la piste avec des charges de 45 à 50 K sur le dos pour un prix dérisoire. Ce sont des choses qu’on ne voit pas en France.
Je pense qu’aujourd’hui vous devez être très occupée avec l’arrivée de mon beau-père et de mes belles-sœurs. Magali et Poupée vont être ravies de retrouver Chantal et Josette.
Je vous embrasse de tout coeur ma chère Maman ainsi que Papa et tous.
Votre fille respectueuse
Anne-Marie
PS : Renée embrasse tout le monde elle aussi.


Tabarca, le 19 juin 1922

Ma chère Maman,
Merci de votre dernière lettre et des cartes collectives qui nous sont parvenues le même jour, les cartes la matin, les lettres le soir. Quel dommage que nous n’ayons pu nous transporter là-bas pour la circonstance, c’est un grand regret pour nous, je vous assure. Quand je pense que de toute l’année je ne verrai pas une figure de France. Aussi je vous prie laissez venir Tony, vous ne savez pas quelle joie ce serait pour moi, par lui je saurais des détails sur vous tous et il vous en rapporterait sur nous.
Figurez-vous que nos idées se sont rencontrées pour une petite voiture pliante. Voyant que c’était de toute nécessité nous en avons commandé une à Tunis et nous attendons l’avis de la gare. Nous vous remercions beaucoup de nous l’offrir car au lieu de régler au Bon marché, vous n’avez qu’à envoyer la somme pour régler à Tunis ; la voiture nous reviendra avec le port à 200 f juste. Vous voyez que la somme ne pouvait mieux tomber et nous étions un peu ennuyés d’être obligés de faire cette dépense.
Je m’unis de tout coeur à vos prières pour la Priauté. Je crois que je n’ai jamais autant désiré qu’actuellement que vous fassiez une bonne affaire là-bas car je ne vous cache pas que nous aurions bien besoin de la fin de ma dot laquelle si elle arrive par trop par petits morceaux ne nous servira pas beaucoup. Vous savez bien que quand il y a une année aussi mauvaise que celle-ci on est bie contents de trouver une somme pour faire face à la suivante. Dieu sait pourtant que nous vivons simplement sans aller une fois à Tunis depuis notre arrivée et y regardait de très près. Ce n’est pas certes pour vous ennuyer que je vous dis cela, mais si les choses continuent de ce pas, la France ne nous verra pas plus l’an prochain que cette année ; il ne faudrait pas pourtant car 2 étés de suite serait par trop débilitant.
Depuis plusieurs jours nous ne souffrons plus de la chaleur. Le temps est au frais et à certains moments presque froid comme ce matin, on ne se croirait pas en juin , mais ce n’est qu’un court répit juste de quoi reprendre haleine avant la canicule.
On fait les moissons, l’orge et le blé ont l’air de vouloir rendre un peu malgré la sécheresse ; tout cela est d’un blond comme je l’ai rarement vu là-bas, mais il y a très peu de paille. La plaine est déjà bien jaune, la verdure disparaît rapidement et l’eau aussi.
Votre filleule va bien mais ne prend pas son essor comme en hiver, il faudra attendre l’automne pour la voir bien partir ; elle a 1 mois 1/2 aujourd’hui et ne pèse guère que 3k800 (3K en naissant). Je lui donne suivant le conseil de la femme du docteur un biberon d’eau bouillie (60 gr) à la place d’une têtée de temps en temps, cela la rafraîchit et dans ce pays ce n’est pas un mal.
Je vais prendre de ce bon vieux glycéro, déjà l’autre jour quelqu’un me l’avait conseillé. Pour l’instant j’ingurgite du « Lastagol » poudre fortifiante qui ma fait du bien, suivant le conseil de la garde.
Je vous quitte ma chère Maman en vous embrassant de tout coeur ainsi que tous.
Votre fille respectueuse
Anne-Marie
PS : J’espère que Bonne -Maman va aller mieux et venir au Bois de Roz.

Merci, mon cher Poulot de ta lettre, tu as dû être joliment contente de revoir Josette ta chère amie. Nous avons ici tout plien de [« Quiator »].
Comment vont tes bêtes ? Tu sais que notre bon Raton est mort et notre chien Rip est bien malade, les pauvres toutous ne vivent pas en Tunisie.
Nous t’embrassons bien.
Ta sœur
Mimi
PS : Nous avons une jolie couvée de poulets et de dindons.


Télégramme reçu le 14 juillet 1922
Tabarca le 13 à 17h.
Meilleurs vœux de fête affection
Hargues

Lettre à en-tête de Importation – Exportation. B. WALDISPUL. Rue d’Isly, 18. TUNIS


Tunis le 24 juillet 1922
Je vois d’ici votre étonnement ma chère Maman en recevant ce mot de Tunis, mais notre voyage s’est décidé avec une rapidité foudroyante. Tout cela à cause de mes dents. Après une repos d’un mois [elles] ont recommencé à me faire souffrir le martyr nuit et jour. Au bout de 4 jours de ce petit jeu nous avons mis le cap sur Tunis où nous sommes arrivés hier. Ce matin nous avons été prendre uen heure de rendez-vous et au lieu de cela en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire ma dent a été arrachée. Elle avait des racines terribles autour desquelles se logeaient plusieurs petits abcès. Elle aurait pu parait-il m’occasionner de gros ennuis. Mon séjour chez le dentiste n’a pas été long mais malgré tout puisque nous sommes ici nous ne repartirons qu’après-demain bien qu’il fasse une chaleur suffocante (Tabarca est un vrai paradis à côté).
Hier soir avec M. de Leynes (notre ex-gérant) nous avons été voir jouer « On purge Bébé ». C’est fort amusant. Notre fille est assez sage mais ce n’est pas une rigolade de se transporter avec une gosse de 3 mois.
Je vous quitte ma chère Maman en vous embrassant ainsi que tous.
Votre fille respectueuse.
Mite
PS : Je suis complètement abrutie par ma dent et la chaleur.


17 août [1922]

Un mot ma chère Maman pour vous remercier de la petite broche de Ste Anne qui m’a fait grand plaisir. Si vous aviez une chaîne de trop à la maison, elel serait la bienvenue pour notre fille car cela me manque complètement.
Quant au cadeau pour Mimi de Léhélec, en vous en inquiétez pas ; si le voyage s’est bien passé elle l’a reçu déjà. Nous avons profité de notre séjour à Tunis pour aller un peu dans les Souks (marchés arabes) où je lui ai choisi et envoyé 2 coussins ronds en cuir de gazelle filigrané. Ils sont vraiment jolis ; je tenais beaucoup à envoyer à ma vieille amie d’enfance un souvenir qui lui parle un peu du pays où j’habite. J’y ai joint notre carte et souhaite qu’ils seront arrivés sans encombre. Merci pour avoir voulu finir mon buvard, dîtes à Servanne que je lui donne ce dernier, qu’elle le donne ou bien qu’elle le garde en souvenir de nos leçons chez les [Couiblert] et du dernier séjour que nous ayons fait ensemble.
Ci-joint pour Magali 2 ou 3 photos plus ou moins réussies mais qui l’amuseront.
Je vous embrasse de tout coeur ainsi que Papa et tous.
Votre fille respectueuse.
Mite.


Tabarca, 24 août 22

Ma chère Maman ,
J’ai écrit ces derniers temps à tante Jeanne et à Servanne, et voici bien des jours que je ne vous ai adressé des lettres ; mais lorsque tout le monde est réuni à la maison, qu’importe d’écrire à l’un ou à l’autre, ce sont toujours des nouvelles pour tous.
J’espère que Bonne-Maman est maintenant au Bois de Roz car voici déjà une dizaine de jours que je suis sans nouvelles. C’est toujours pour moi un désespoir de voir des courriers de France sans rien du Bois de Roz.
Ce soir je vais aller à cheval à Tabarca prendre la poste et faire un tour à la plage pour voir des voisins mais je crains bien de ne trouver au courrier que la « Dépêche Tunisienne » et quelques prospectus de Tunisie… ça manque totalement de charme ces jours-là et parfois je regrette ma course. Depuis hier notre bonne d’enfant est en permission et gentiment Benjamin reste avec sa fille car vous devinez sans peine qu’après 10 mois aussi « barbants » j’éprouve une fringale de cheval, il faut en profiter car est-ce qu’on sait quand ça recommencera, je frémis à la pensée que nous pourrions déballer l’année prochaine au Bois de Roz avec 2 marmots. Ça serait trop tout de même.
8h soir : je reviens de Tabarca et j’ai trouvé votre lettre et celle de Magali. Quel dommage que Bonne-Maman ne puisse venir, ce serait la première fois depuis bien des années que le Bois de Roz ne la verrait pas. Mimi de Lehélec m’a écrit pour me remercier de mes coussins qui sont heureusement arrivés à bon port et elle me demande de penser à elle le 7 septembre. Vous me raconterez le mariage et me direz si Monsieur de Halgouët est bien. Benj a connu pendant la guerre son cousin André de Halgouët. Et A.M. Le [Meutier] je n’ai su son entrée au couvent que par un vague mot de Magali et de Lucie, qu’est-ce qui lui a pris ?…
Les journaux de France ont autrement parlé des incendies que les nôtres qui ont tout juste mis 5 lignes sur le feu en Kroumirie. Ils n’ont guère fait de canard en disant que le feu était venu aux portes de Tabarca, il s’est arrêté à quelques km (voyez le plan que j’ai fait) c’est à peu près la moitié des crêtes qui ont brûlé. La gare de Tabarca s’achève, ce sera joliment agréable d’avoir le train. Elle est construite à une cinquantaine de mètres de la mer et pendant l’hiver les voyageurs auront certainement de l’embrun. Il est tard (8h1/2)je vais me coucher en vous embrassant tous tendrement.
Votre fille respectueuse.
Mite
Renée vous embrasse. Je l’entends qui raconte des histoires dans son berceau ; ses dents commencent déjà à la tracasser sérieusement. Je donnerais cher pour que septembre soit fini, ça devient éreintant de nourrir dans ce pays mais enfin Dieu merci je tiens encore. Avec ces siroccos ma plante n’a pas prise à mon grand regret, ce sera à l’automne une meilleure époque.


Tabarca, 29 août 22

Ma chère Maman,
Merci de votre dernière lettre et de la carte où tout le monde me souhaite mon anniversaire. C’est vrai que je suis joliment vieille maintenant : 24 ans. J’ai reçu hier la lettre de tante Jeanne écrite au moment de son départ et je me demande avec inquiétude si celle que je lui adressais un peu en retard pour sa fête d’ailleurs lui sera parvenue avant son départ car elle contenait un mot pour vous au sujet du cadeau de Mimi de Lehélec. S’il a fallu que ma missive non ouverte file sur Angoulême et revienne ensuite, je ne sais pas quand vous aurez été fixée. J’espère aussi que Papa aura reçu la boîte de « Krem-Chal » que je lui aienvoyée voici quelque temps enveloppée dans une page de la « Dépêche Tunisienne » contenant une proclamation de « Lacharrière ».
Notre fille continue à pousser pas très vite l’été et les siroccos en sont cause, mais enfin malgré tout elle fait maintenant 5K110 (samedi dernier). Le Dr Lehucher chez qui nous avons déjeuné à Tunis l’a trouvée d’ailleurs en bon état ; il me disait qu’il suffisait qu’elle ait doublé son poids de naissance à 6 mois, qu’ilo ne fallait pas chercher dans ce pays à faire des phénomènes. Elle se débrouille bien maintenant, elle fait avec son Père de grandes conversations (agre – br -) avec une petite bouche qui nous fait tordre. Mais elle nous désespère depuis 1 mois avec ses oreilles qui se décollent, car dans son berceau elle ne tient pas en place. Aussi je suis en train de lui fabriquer un espèce de bonnet qui lui ramènera les oreilles à leur place primitive.
Allons plus que septembre ; espérons qu’il sera moins dur que l’an dernier étant donnée la sécheresse que nous avons depuis 6 mois car savez-vous qu’hier au soir après des sautes de vent terribles il est tombé une bonne douche ; il faudrait que ça continue et alors bonsoir les incendies ; aujourd’hui le ciel est nettoyé, mais le vent est à l’ouest comme en hiver et il me semble respirer un peu d’air du Bois de Roz.
Hier soir ça a failli tourner au sirocco, il venait le long des murs, des bouffées brûlantes, puis tout d’un coup un bond à l’ouest et une tornade de poussière et de sable à décorner des bœufs, on n’y voyait plus rien dans la plaine. C’est à la suite de cela que l’eau est venue et que nous avons senti cette bonne odeur de terre mouillée inconnue depuis tant de mois. Mais il faudrait que ça tombe carrément sans quoi gare aux fièvres avec la pluie sur une terre surchauffée depuis 6 mois.
Je vois d’après la lettre d’Yvonne que le pique-nique à Keralo a ravi tout le monde ; que je voudrais parfois surtout en ce moment sauter jusque là-bas ; car il me semble que cet été est interminable ; quelle joie de rentrer dans la saison des pluies. Nous disions encore ce matin qu’un été pouvait passer mais que 2 de suite seraient intenables. Ah ! Nous ferons notre possible l’an prochain pour respirer l’air pur du pays exempt de ce cafard terrible que donnent les incendies et les abominables siroccos.
Je vous quitte ma chère Maman, pensez combien je voudrais vous revoir tous [] de cet exil lointain. Je vous embrasse de tout mon couer.
Votre fille respectueuse.
Mite.
PS : une lettre d’Aliette de Torquat m’apprend que mon amie Jeanne du [Peuhot] (de Rouffignac) attend son N°4 pour Mars, alors que l’aîné aura juste 3 ans. C’est phénoménal je ne crois pas que nous en soyons là encore…


Tabarca, 2 septembre [1922] 8h du matin

Ma chère Magali,
Voilà juste 1 an aujourd’hui que je débarquais sur le quai de la gare de Nefza et que je faisais connaissance avec Djebel Ahiod, cette purée et le sirocco. Déjà un an, le temps passe tout de même et je peux dire maintenant c’est l’été prochain que nous irons en France car tu sais nous en avons sérieusement soupé de l’été « tunisien » avec ses nuits durant lesquelles on se réveille baigné dans sa sueur, avec ses incendies odieux et tout le bataclan. L’autre soir, il paraît que ça brûlait ferme encore dans la région de Bône. En effet cela sentait bien le roussi comme presque tout le temps d’ailleurs, heureusement qu’une petite douche est arrivée sans quoi c’était à peu près sûr qu’avec le vent qu’il faisait le feu venait encore sur nous.
Je t’écris assise sur le pas de la porte du côté de la mer ; j’y respire un peu de l’air frais du matin avant que ne vienne la grosse chaleur de midi. Benjamin est parti ce matin de bonne heure chasser dans les montagnes en face.
J’espère que tu as reçu ma photo sur la jument qui s’appelle « Liberté » (Lili). Quant à mon cheval il se nomme la plupart du temps « Horsane-Trésor » c’est-à-dire « Cheval-Trésor ». Si tu savais comme il est gentil et doux ; quand je vais le voir il me suit sous toutes les coutures pour savoir si j’ai du pain. Avec ça, je l’emmènerais au pôle nord, il me suit partout je cours il trotte sur mes talons, je fais des demi-tours il n’en manque pas un. Parfois je vais seul avec lui à Tabarca prendre le courrier. Pour éviter les ponts qui sont assez dangereux si la bête avait peur, on débouline dans les oueds presque à sec d’ailleurs, on barbote un moment et on grimpe de l’autre coté,souvent presque à pic. ; puis aussi monsieur étant tout jeune 8 ans fait de légères fautes par le manque d’attention, alors aussitôt une tournée avec ma cravache et « mes éperons » cadeau à Tunis de Benj, suivie d’une galopade et de beaucoup d’effet avec la tête et la crinière.
Maintenant quand il faute un peu, patatras ! Il sait bien que la tournée vient et avant il part aux grandes allures, ce qui d’ailleurs ne lui évite pas la raclée réglementaire. Ça lui arrive aussi de faire l’idiot devant un gros camion dans Tabarca par exemple. C’est un jeune tu comprends, ça le pose bien. En fin de compte on ne s’embête pas avec lui. Et puis il a ça d’épatant qu’il s’arrête net au coup de sifflet. Nous sautons des obstacles, des troncs d’arbres qu’on trouve sur son chemin. Quel dommage que tu ne sois pas là, tu monterais le petit poney blanc et on irait se balader tous en montagnes.
Renée va toujours bien dans 3 ans d’ici elle aura un bourricot, ça se trouve comme des chiens ici.
Est-ce que les cousins sont là encore pour quelque temps ? Servanne va aller au mariage de Mimi de Léhélec, ce sera « alquif » (chic) comme disent les arabes. Vendredi porchain grande fête du marabout de Sidi-Amar, fantasia, bouffage tu sais c’est la fête que je t’ai racontée l’année dernière qui revient avec les exercices de chevaux.
Je te quitte ma chère sœur en t’embrassant ainsi que tous.
Ta sœur
Mite
Merci à Tony de sa lettre que je viens de recevoir. Je savais depuis quelques jours l’entrée au couvent de Bernadette de Galves par Aliette de Torquat mais j’ignorais l’entrée aux Jésuites de son frère Stanislas.


Tabarca, 5 septembre [1922]

Ma chère Maman,
Merci de votre carte de Limerzel ; elle a fait l’admiration de mon Arabe qui n’avait jamais vu une si belle « aglaise » (lisez Eglise). Pour le moment cet illustre personnage est absent par congé ; nous l’avons expédié à son gourbi car il était tout le temps malade ou soi-disant malade. Hors avec les arabes on a toujours à craindre la petite vérole ou le typhus ; nous l’avons renvoyé se guérir ne nous souciant pas de la garder ainsi à cause de Renée. C’est donc un petit arabe d’une douzaine d’années que nous avons depuis 6 mois qui assure à lui seul : les chambres, la cuisine et le lavage du linge. Il ne perd pas une minute (25f par mois) et l’on ne s’aperçoit [pas] vraiment de l’absence de Mohammed (70f par mois). Quand je lui ai montré quelque chose une fois il ne l’oublie pas ; il est rudement dégourdi. Hier soir nous avions même un dîner (il faut un peu sortir de ce cafard et voir du monde). Mon jeune bicot n’a pas mal réussi son repas : pot au feu lié avec des jaunes d’oeufs, omelettes, 2 poulets, pommes de terre frites, crème en petits pots, gâteaux secs, cigares, cigarettes, rhum, suivi de jeux de cartes jusqu’à minuit. Nos invités qui habitent sur la montagne en face à 3 ou 4 km sont repartis par une belle nuit de lune et un temps un peu frisquet car figurez-vous que depuis une huitaine de jours le temps a subitement changé.
Le vent est à l’ouest, le ciel couvert toute la journée mais nous ne sommes pas encore assez avancé dans la saison pour qu’il tombe des torrents, passé le 15 on pourra peut-être s’y attendre. Pour le moment on se croirait en France et je respire à pleins poumons cet air pur qui vous fait sortir de la léthargie de l’été.
Mercredi 6 septembre. Il a plu cette nuit et fait de l’orage, ce qui a agréablement rafraîchi la température et je l’espère calmé les incendies de forêts.
8 sept. Décidément je ne finirai jamais cette lettre ; hier j’ai pensé toute la journée au mariage de Mimi de Léhélec ; ça a été pour moi un vrai regret de le manquer. Je suppose que ce devait être fort bien et que Servanne n’a pas dû s’y embêter. Nous hier et aujourd’hui nous sommes au milieu des fêtes des « marabouts » nos voisins ; aussi plus un Arabe à la maison c’est de la folie pour eux que ces fêtes ; hier matin les musiciens « tam-tam » fifre, se sont amenés avec leurs drapeaux et ils nous ont fait une sérénade pour laquelle il a fallu cracher 100 sous, bien entendu. Etant donné l’absence de notre Arabe, nous ne pouvons nous absenter que l’un après l’autre à cause de Mlle Renée qui veut qu’on commence très sérieusement à s’occuper d’elle.
Hier soir avant le dîner je suis allée à cheval faire un tour au marabout et voir un peu de fantasia. Mon petit cheval n’aime pas beaucoup la musique un peu barbare des bicots et il commençait lui aussi à danser. Au retour comme j’étais en costume de cheval j’ai sorti la jument de Benj. et à la fraîcheur nous avons piqué un charmant petit galop et sauté un tronc d’arbre ; ça c’est mon grand bonheur. Savez-vous que je monte à cheval pas trop mal maintenant ; Benj. me donne de sérieuses leçons et je me sens plus souple que jamais. Ça c’est un fait absolument certain. J’ai maintenant l’excellente habitude de prendre un [tube] au sa du lit ; voilà un moyen épatant de se réveiller, je vous assure que je m’en trouve fort bien ; après cela le soir une bonne promenade à cheval et la santé s’en trouve fort bien.
Renée a bientôt 4 mois et 1/2, elle devient vraiment amusante, fait des conversations avec son père ou toute seule dans son berceau ou sa voiture ; elle a une force dans les reins, elle veut tout le temps se relever. Nous serons bien contents quand elle commencera à marcher ; pour le moment ses dents la tracassent sérieusement, j’ai fait venir du sirop Delabarre.
Servanne du Mont Saint Michel me souhaite dans 2 ans un jeune Michel qui cette fois-là sera autant désiré par l’un que par l’autre. Pour le moment j’attends impatiemment la relation de leur voyage et celle du mariage !…
Et Bonne-Maman ne va pas venir ; comme elle doit être désolée ainsi que Tante Mag. Espérons comme vous dîtes que tout le monde se retrouvera l’année prochaine dans 10 ou 11 mois d’ici puisque voilà déjà une bonne année de tirée. Je vous assure que je n’aurai oublié aucun recoin du Bois de Roz et des environs.
Je vous quitte ma chère Maman en vous embrassant de tout coeur ainsi que Papa et tous.
Votre fille respectueuse.
Anne-Marie


La Fresnaie – Tabarca, le vendredi 22 sept 22

Ma chère Maman,
La longue lettre de Servanne m’a en effet fort intéressée ; j’ai beaucoup regretté de ne pas avoir assisté au mariage de cette vieille Mimi ; il y des heures où j’ai soif de me retrouver au milieu de ce monde où j’ai passé mon enfance : amies et voisins. Enfin ce ne sera qu’avec plus de plaisir que je m’y remettrai l’an prochain quand je reverrai enfin le vieux Bois de Roz. Tout à l’heure je suis tombée sur des lettres de vous écrites à cette même époque l’an dernier, je me vois encore les recevant au moment de cette atroce dysenterie et de notre déménagement alors que j’étais si déprimée et éreintée.
Un an déjà passé depuis toutes ces misères qui Dieu merci ne m’ont nullement abîmé la santé. Nous voici presque en automne et si nous avons encore comme hier et aujourd’hui des après-midi très chaudes nous jouissons de nuits plus que fraîches puisque nous avons repris des couvertures ; en un mot de vraies nuits de Bretagne avec de la rosée. En résumé sauf la semaine des incendies qui a compté double, nous n’avons pas à nous plaindre de l’été, il a été fort supportable. Songez donc depuis le 30 août pas un sirocco ; c’est fabuleux.
Je monte toujours à cheval et m’en trouve fort bien. L’autre jour j’ai même ramassé (dans un endroit écarté de Tabarca) une pelle magnifique. Mon jeune cheval (3 ans) doux comme un mouton a pris peur d’une pile de sacs recouverte d’une bâche ; j’ai voulu le forcer des éperons pour passer outre, mais au lieu d’obéir Monsieur s’est piqué tout droit ; je n’ai pas eu la présence d’esprit de lâcher les rênes et d’attraper la crinière et nous avons gentiment roulé sur une épaisse couche de sable non loin de la plage. Moi j’ai fait toboggan puis je me suis d’un coup de reins jetée de côté pour éviter la chute de mon cheval qui est tombé non pas à la renverse mais comme un chien qui se couche. Relevés tous deux en moins de temps qu’il faut pour le dire, sans aucun mal j’ai administré une de ces tournées magistrales à ma monture récalcitrante. Puis en selle de nouveau sur un mouton qui me faisait des amitiés. Tout cela devant quelques Siciliennes effarées. Moi, mourant de honte et de colère, j’ai continué ma route ; résultat du « orgueil » et du « épatant » en fait « d’effet à produire » c’était complet. Heureusement que peu de gens m’ont vue. Quelquefois sur semaine je vais à la messe (7h) à cheval ou bien faire des commissions.
Renée a déjà près de 5 mois ; elle nous a un peu affolés la semaine dernière ayant diminué au lieu d’augmenter, mais cela est passé. Elle reste plutôt menue et est très longue avec de tous petits os ; je la nourris toujours mais je crois que lorsqu’elle aura 6 mois je m’aiderai d’un biberon ; on ne l’entend jamais de 9h du soir à 6h du matin. Avant cette têtée je me précipite pour prendre chaque matin un bon [tube] qui vous réveille complètement et vous ôte l’envie de vous remettre au lit. Renée est tordante parfois avec les mines qu’elle prend. Ona dirait qu’elle a juré de faire rire mais elle souffre des dents qui probablement ne lui sortiront pas avant qu’elle ait un an comme tous les enfants de ce pays.
Je vous quitte ma chère Maman en vous embrassant de tout coeur ainsi que tous là-bas.
Votre fille respectueuse.
Anne-Marie
Je ne sais avec les grèves maritimes quand ma lettre vous parviendra ; elle quittera Tabarca demain 24 septembre.


Tabarca, 5 octobre 22

Ma chère Maman
Voici bien des jours qu’une lettre d’ici n’est partie pour la France, cependant grâce aux avisos de l’État le courrier se fait presque aussi bien qu’avant malgré cette maudite grève des inscrits. De mon côté je ne reçois pas beaucoup de lettres de vous ; de 8 jours en 8 jours une carte postale pour me faire attendre un courrier plus volumineux que je n’ai pas encore reçu. Pourtant bien souent je vais à cheval chercher le courrier espérant apercevoir à travers le guichet des écritures connues, mais hélas ! Les jours se succèdent et comme la sœur Anne, je ne vois rien venir. Alors je reprends mon cheval avec moins d’entrain espérant quelque chose de meilleur au courrier suivant 3 jours plus tard.
Le temps passe, nous voici maintenant en plein octobre et nous jouissons de ces radieuses soirées où l’air est si pur et la mer si bleue, des heures délicieuses où le corps fatigué des siroccos se retrempe vigoureusement ; moment dangereux pourtant où la fièvre vous guette au pied des lauriers-rose et dans le lit des oueds mais il fait si beau que l’on ne pense pas à cela.
J’ai rêvé la nuit dernière que je vous faisais l’honneur d’une de ces soirées, je voudrais pouvoir vous transporter tous ici ; quel changement là-bas en France, je vois les feuilles des châtaigniers tomber lentement en tournoyant ; l’arbuste près de la terrasse passe par tous les tons du rouge et du jaune, les chrysanthèmes fleurissent au jardin et le matin il fait froid, très froid avec ces brumes précurseurs de l’hiver. C’est un moment que là-bas je n’aimais pas et qui n’existe nullement ici car il n’y a pas de saison pour la chute des feuilles. Vous voyez aussi bien des parties de forêt dépouillées pendant l’été et verdoyant en décembre ou janvier. Les arbres d’Europe suivent vaguement la loi de leurs frères d’outre-mer mais comme ils sont la minorité on ne s’aperçoit guère de la chute des feuilles. La plaine est toujours une paillasse attendant pour reverdir que la pluie se décide à tomber en abondance. Songez que sauf quelques averses ces derniers temps (qui ont eu pour simple effet de tuer les feux de forêt) nous avons de la sécheresse depuis 7 mois, c’est effrayant. Tout tarit, les oueds ne coulent plus, notre puits baisse, baisse il y a peut-être 50 cm d’eau ou moins juste de quoi boire ; notre bourrique fait le service d’une source de la plaine avec 2 petits barils sur son dos. Cette ânesse et son petit feraient le bonheur de mes sœurs, elle est grande comme un veau de 2 mois et vient dans la cuisine.
Renée me désespère, la voilà qui a bientôt 5 mois 1/2 et elle ne pèse que 5k200, elle n’en démord pas depuis 15 jours, perdant 25gr une semaine, les regagnant l’autre. Elle nous a fait une crise de dents terrible, les poings dans la bouche, poussant des cris furieux, dans cette seule journée perdu 20 gr. J lui mets du sirop Delabarre qui a l’air de la soulager. Le Dr Boulaire notre voisin est venu la voir et ne l’a pas trouvée en mauvais état, il nous a dit qu’après sa crise de dents elle se mettrait à pousser ; je voudrais bien que ce soit le plus vite possible ; elle passe ses journées dehors dans sa voiture ; elle a dans les reins beaucoup de force et ne veut plus être portée dans les bras comme un petit ; elle n’est pas grosse mais joliment dégourdie avec des yeux qui ne sont pas dans sa poche je vous assure. Je vois avec terreur qu’elle n’aura pas doublé son poids de naissance à 6 mois ; il ne lui reste plus que 3 semaines pour gagner une livre, c’est absolument impossible. Le Dr Boulaire ne m’encourage pas à lui donner un biberon pour le moment. En revoyant le poids de mes frères et sœurs j’ai vu que Bernard avait doublé à 3 mois et que Renée pesait plus à 3 mois que sa tante Poupée (Renée 4k610 – Poulot 4k590).
Dimanche 7 octobre. Aujourd’hui nous avons eu de nos voisins à déjeuner, le marquis de Buyé, sa femme et ses 3 filles âgées de 10, 8 et 3 ans, cette dernière est vraiment le portrait de Poulot au même âge, ça m’a frappé. Toutes ces gosses sont fort gentilles et bien élevées ; ils habitent à 13 km un nid d’aigles dans le Djebel (montagne). Son frère (au marquis) a épousé Mlle Puget de Nantes et ils ont Talhouët.
Lundi 8 octobre 7h du matin. Toujours sans nouvelles de vous, allons peut-être aujourd’hui. Je me presse de finir cette lettre poru que le petit arabe que j’envoie faire les commissions à Tabarca arrive avant le départ de l’auto à 10h1/2.
Figurez-vous que nous apprenons sérieusement l’arabe, c’est-à-dire que nous apprenons à lire et écrire ; c’est terriblement dur étant donné ces hiéroglyphes frères de ceux des Egyptiens. Mais nos progrès commencent à être réels, nous avons une excellente méthode très claire pour cette langue peu claire. Après nous étudierons l’Italien, très utile à savoir dans ce pays où on parle tant de langues.
Un orage monte sur la mer, sera-ce enfin la saison des pluies qui commence ? « Inch Allah » (tant mieux) comme disent les Arabes, mais quel pays où l’on reste ainsi sans eau.
Je vous quitte bien vite en vous embrassant tous de tout coeur. Benjamin en veut être oublié de personne.
Votre fille respectueuse
Anne-Marie
Tony a-t-il jamais reçu une boîte de cigarettes tunisiennes.
PS : Dès que la grève va être finie j’enverrai à mes frères et sœurs une petite boîte de pâtes de coings mon œuvre et cet hiver un pot de « gelée d’oranges » recettes inventée par moi. C’est exquis.
Le train vient maintenant jusqu’à Tabarca mais pas encore de services pour voyageurs. Il y a des superbes locomotives et la voie suit la plage, la gare est construite tout près de la mer, l’arrivée est vraiment merveilleuse. Personne ne viendra donc jouir de ce beau coup d’oeil.


Tabarca, 26 oct [22]

Merci, ma chère Maman, de votre petit mot joint à l’ouvrage de Poupée que je vais remercier bientôt. Vous avez raison, dès demain je commence un biberon à 3h, on verra ce que ça donnera ; ce qui me faisait reculer c’est que nos na’vons pas de vache fraîche et vous savez qu’à cette époque-ci le lait n’est produit que par une nourriture très sèche (fourrage). Ah ! Ce n’est pas comme le bon lait du Bois de Roz car voilà 6 mois que les vaches n’ont pas mangé du vert. Enfin en le faisant bouillir deux fois j’espère que ça ira.
Voici la journée de Mlle : à 6h 190 à 200 gr de lait. 9H 110 ou 120 gr. 12H dans les 80 gr et à 3h c’est le hic et c’est à ce moment que je vais donner un biberon. A 6h pas trop mal et de 6h du soir à 6h du matin on ne l’entend pas, elle fait le tour du cadran ; elle oublie complètement la tétée de 9h, tant pis le sommeil est excellent.
Nous avons encore chaud, ce n’est guère qu’avec Novembre qu’on peut espérer la fraîcheur, si propice au développement d’un enfant ; l’été est dur ici surtout quand il faut nourrir.
Voilà Renée qui a 6 mois dans 4 jours. Elle se dégourdit bien mais je la voudrais une belle fille ; il ne faut pas désespérer cela viendra. Je le demande à Ste Anne dont je suis bien loin mais qui ne m’oubliera pas puisqu’elle m’a déjà sauvée lors de mon mal au bras.
Je vous quitte ma chère Maman en vous embrassant de tout mon coeur ainsi que Papa et tous. Dites à Poulot que sa petite serviette fait notre bonheur d’ailleurs je vais lui écrire.
Votre fille respectueuse et qui vous aime bien.
Mite
[Suite de Benjamin]
Deux mots à la suite de la lettre de Mite pour vous dire de bien vouloir ne pas prendre en mauvaise part ma précédente missive ; je n’ai aucun doute sur votre affection et je vous considère, à ce point de vue, comme une Mère. Vous devez bien sentir, qu’au fond, j’ai aussi pour vous une très sincère et solide affection pour vous et que mon désir le plus cher est de rendre Mite et notre petite les plus heureuses possibles, aussi ne faut-il pas trop m’en vouloir si je défends un peu âprement les intérêts de mon foyer.
Il ne faut pas vous alarmer au sujet de Renée qui, il est vrai, n’est pas très grosse mais qui, en somme, est en très bonne santé. Je crois néanmoins qu’un peu de suralimentation lui réussira peut-être. Vous avez à ce sujet une longue expérience que nous ne saurions trop mettre à profit.
Je vous quitte, ma Mère, en vous chargeant d’être mon affectueuse interprète autour de vous, et en vous embrassant affectueusement.
Votre fils respectueux
Benjamin


La Toussaint 1er nov 22

Ma chère Maman,
Le temps s’est levé ce matin terne et froid ; il est tombé de l’eau à torrents toute la nuit, tant et si bien que je n’ai pas pu aller à la Messe ne pouvant pas emmener notre fille en voiture découverte sous l’eau et comme je n’avais personne pour la garder (notre Arabe étant presque congédié), il m’a fallu rester me heurtant à l’impossible. Benjamin y est allé pour moi, mais demain je tâcherai d’y aller à mon tour, ce n’est pas comme en France où il y a 2 messes chaque Dimanche. J’ai bien fait durant mon séjour à Vannes d’assister souvent aux offices car ici à part la Messe il est matériellement impossible d’avoir autre chose.
Dimanche 5 nov. Pas de Messe aujourd’hui à Tabarca, c’est le jour d’Aïn-Draham ! Eh bien vous savez c’est triste ces 1ers dimanche du mois où il n’y a pas de cérémonies. Cet été cela n’existait car il y avait un prêtre au repos à Aïn-Draham qui disait la Messe chaque Dimanche aux [estiveurs] !
Des torrents toute la nuit, l’herbe repousse à vue d’œil ; dans quelques jours j’espère que les pommes de terre vont sortir ; on va ramer les petits pois qui donneront probablement au printemps ; les choux et salades repiqués prennent avec vigueur. Benjamin a semé de l’orge à couper vert pour les bêtes qui a déjà 10 cm et forme un tapis vert devant la maison. On commençait à en avoir soupé de tous ces paillassons.
Nous avons donc commencé à donner un biberon à Renée qui s’est jetée dessus comme la pauvreté sur le monde. Je l’ai pesée : 1 biberon laissait le poids stationnaire ; on est passé alors à 2 augmentation peu sensible et hurlements continus ; contrôle sérieux de chaque tétée et on s’aperçoit avec stupeur que Mlle prenait moitié moins qu’elle n’aurait dû à 6 mois ; aussi aucune hésitation elle est actuellement au régime de Poupée à 9h – 5h – 21h dont elle s’accommode parfaitement ayant une préférence marquée pour le lait de vache bouilli à gros bouillons et coupé de 25gr d’eau (150 gr en tout). A chaque pesée elle me fait des bonds, ayant enfin démarré de ces malheureux 5K200 ; les dents ont l’air de la laisser maintenant parfaitement indifférente. C’est hélas ! l’allaitement mixte mais si je ne suis pas très bonne nourrice c’est que ce pays m’a fait avoir une tuile : 40 jours après la naissance de Renée mes « règles » me revenaient comme autrefois et depuis ont continué. C’est un coup qui arrive à toutes les Françaises par ces étés caniculaires et affaiblissants. Je sais que c’est une situation dangereuse pour donner un frère ou une sœur à votre filleule, mais jusqu’ici ça se passe bien pourvu Seigneur que ça continue !…
Enfin l’essentiel c’est que j’ai pu nourrir pendant l’été ; maintenant nous sommes au frais et aux grandes eaux, ça n’a plus les mêmes inconvénients. Dans 2 mois 1/2 ou 3 mois on commencera des bouillies claires. Elle s’assoit très bien maintenant dans sa voiture et se porte sur les bras comme une grande, elle déteste qu’on la couche. Si elle pouvait marcher à 9 mois comme Tony.
Vous savez que nous perdons volontairement notre Mohammed et je reste avec mon petit larbin de 14 ans dégourdi comme pas un pour la cuisine et faisant exactement le travail de l’autre (25 fr par mois au lieu de 75 f).
Nous avons vendu la vieille voiture et le poney blanc et nous avons acheté à la place une charrette anglaise d’occasion très bien suspendue et fort gentille avec son cheval et le harnais. C’est un vieux cheval tranquille pour alle à la mEsse le Dimanche avec Renée.
Nous portons tous nos efforts sur les cochons (61) encore cette année, plus notre change baisse, plus le porc monte. Nous accumulons les glands (chêne-zène moins nourrissants que ceux du chêne-liège) pour tâcher de garder nos bêtes jusqu’en mai où toujours elles se vendent cher parce que personne ne peut plus les nourrir. Si à cette époque nous pouvions mettre 15 ou 20 000 frs dans notre poche, ce serait bien agréable. Les vaches il faut en avoir juste pour payer des dépenses de maison avec le lait. Nous en avons perdu 6 cet été dont une des Bretonnes mortes de « l’hegnoum » (le gouâtre) contracté par l’eau des oueds et dû à la trop longue sécheresse. Notre voisin Guérin a perdu 2 Bretonnes pures magnifiques. 2 l de lait par jour et 2 000 f pièce. Il était à moitié fou de cela.
Jeudi prochain nous avons à déjeuner les demoiselles de Brêtes nos voisines, venues du Limousin, amies des du Cheyron. Nous avons déjeuné chez elles l’autre jour elles ont un fort joli mobilier, fauteuils armoriés, petits meubles Louis XVI, argenterie armoriée. Sur le conseil de leur beau-frère ils ont vendu leur propriété du Limousin, ont tout emporté et au lieu de faire fortune végètent depuis 12 ans dans une maison assez ordinaire mais bien meublée. Leur Père est mort de chagrin 2 ans après son arrivée et leur Mère l’an dernier. Elles ont un gérant qu’elles avaient amené de France avec leur Père et qui s’occupe de la propriété. Ce sont de vraies exilées pleurant leur Patrie. Elles sont 3, la dernière a 25 ou 27 ans et est restée toute petite fille on lui donnerait 15 ans. Elle n’a été depuis 12 ans qu’une fois à Tunis, toujours enterrée dans son bled.
Je vous quitte ma chère Maman en vous embrassant bien tendrement. Vous savez depuis la réception de votre lettre Benjamin a mis de l’eau dans son vin. J’espère que vite la 2de lettre vous sera arrivée, il est comme moi de premier mouvement. Je vous embrasse encore de tout coeur ainsi que Papa et tous.
Votre fille respectueuse.
Mite
PS : Tony a-t-il reçu les glands et les a-t-il semés ? Et ma [plante] ce serait le moment !…


Tabarca, 26 nov 22

Ma chère Maman,
Voilà bien longtemps que je n’ai reçu des nouvelles de vous tous. Ça me paraît long, bien long quand je ne vois rien venir. Allons plus que quelques mois de patience et l’heure de vous revoir sonnera enfin ! J’espère alors vous amener un numéro sortable en la personne de votre filleule, mais je vous assure que pour le moment elle ne fait pas la vie couleur de rose. Savez-vous ce qui se passe depuis que j’ai commencé les biberons, mon lait se raréfie de plus en plus et à l’heure actuelle mademoiselle ma fille ne veut plus en entendre parler, elle se rejette en arrière et ne veut même pas y toucher sauf le matin à 6h ; il n’y a que le biberon qui compte, quand elle le voit c’est un bonheur sans nom. C’est navrant vous savez et je vois venir à grands pas l’heure du sevrage, le jour où elle me l’aura refusé le matin. D’ailleurs le lait de « sa » vache qui est aussi frais que possible lui réussit parfaitement et depuis ce moment elle pousse. Seulement vu l’épidémie on l’a fait vacciner et au bout de 5 jours un bouton a pris avec violence, résultat un peu de diminution maintenant c’est presque fini. Mais, dame, aussi comédie le soir à 9h quand elle voit que je veux lui donner , elle se met à pousser des hurlements et elle ne consent à boire son biberon que dans sa voiture comme durant le jour et elle le siffle en maugréant d’un air de dire « Ah ! C’est pas malheureux qu’on me donne à la fin quelque chose de plus convenable que cette horreur de lait ». Je me demande même s’il ne lui fait pas plus de mal que de bien ; car le matin elle hurle la faim à peine 1h après.
Voilà la situation, je vous assure que votre filleule annonce un sale caractère et sera très nerveuse. Pour le moment on lui passe ses caprices mais quand elle aura pris son poids normal, on tâchera de la remettre au pas. Mais elle est grognon on sent qu’elle n’est pas aussi forte qu’elle devrait l’être.
Je vous quitte ma chère Maman en vous vous embrassant de tout coeur ainsi que Papa et tous.
Votre fille respectueuse.
Anne-Marie
Benjamin se joint à moi pour vous embrasser affectueusement.
Ma fille a à peine voulu me boire ce matin, je tremble que demain elle me le refuse. Je suis navrée.


Le 2 Décembre 22

Ma chère Maman,
Pourriez-vous m’envoyer (s’ils sont encore en bon état) des petits souliers pour ma fille qui me déchire tous ses chaussons. Si vous n’en avez plus j’en ferai venir de Tunis ; mais j’aimerais autant savoir votre réponse.
Les nombreux biberons lui réussissent parfaitement ; j’ai bien cru être obligée de la sevrer pour de bon, je vous avais dit qu’elle ne voulait plus de mon lait. Elle s’y est un peu remise le matin, elle ne le refuse plus ; je persévère et il revient un peu car je dévore !
C’est un pays qui tue le lait, on y compte (même chez les indigènes) les bonnes nourrices ; la chaleur l’été y est trop forte, on ne mange rien ou presque rien. Et savez-vous ce que j’ai remarqué c’est que mon lait passe depuis ces 8 journées consécutives de feu et de sirocco à la mi-août. Vous savez que le sirocco produit sur l’organisme les mêmes effets que l’électricité ; or les nerfs viennent à fleur de peau et durant ces nuits d’étuve où l’on ne peut dormir, le moindre bruit me dressait sur mon lit, la moindre lueur me faisait tressaillir avec un coup au coeur. Nous en étions arrivés l’un et l’autre à ne plus pouvoir entendre remuer une chaise ou un cri de notre fille. Ces peurs continuelles m’ont tourné le sang… et le lait.
Après 3 jours de pluie nous jouissons d’un temps splendide et doux même chaud à midi, il ne faudrait pas s’aviser de sortir sans chapeau. C’est merveilleux pour la culture. Tout est vert, les pommes de terre sont vigoureuses, les petits pois presque en fleurs, etc. Et voici venir les oranges, nous en mangeons depuis une huitaine. Elles succèdent aux châtaignes de Corse et de Sicile dont j’ai fait de nombreux gâteaux. Par la fenêtre je vois la verdure de la plaine et le bleu intense de la mer qui est aujourd’hui un vrai lac.
Ce soir je vais sortir à cheval, ce sera exquis, j’irai à Tabarca prendre le courrier et me balader au bord de la mer. J’ai un petit coin au bord des rochers que j’adore. Comme je regrette Tony il serait si content de sortir à cheval avec Benj ou moi sous un si beau ciel.
Je vous embrasse de tout coeur ma chère Maman ainsi que tous. Benj ne veut être oublié auprès de personne.
Votre fille respectueuse.
Anne-Marie


Tabarca le 10 déc [1922]

Ma chère Maman,
Reçu hier votre lettre du début de décembre où vous me dîtes que Poulot a la coqueluche. Pauvre fille ! Je la plains, c’est une sale histoire que cette maladie et je souhaite qu’elle ne lui dure pas aussi longtemps que la mienne.
Les biberons continuent à bien réussir à Renée qui augmente maintenant de 35 à 40 gr par jour. A la fin de l’année je vous enverrai le petit agenda que Magali m’avait donné où je marque ses poids ; vous verrez comme nous l’avons laissée mourir de faim. J’espère que pour le 1er de l’an elle aura atteint 7 kilos si rien ne l’arrête jusque-là ; hier elle faisait 6k260. Ça n’est pas encore le Pérou mais c’est déjà beaucoup mieux. Toujours pas de dents mais elles ne sont pas loin.
13 déc. Depuis 2 jours elle nous fait une crise de dents, hier elle n’a presque rien voulu manger et n’était qu’un hurlement ; aujourd’hui elle est encore grognon. Bien entendu parce qu’elle était bien partie pour augmenter il faut bien qu’elle démarre quelque chose de nouveau pour l’arrêter. Ah ! Elle ne pousse pas comme un champignon, ne sait pas s’amuser, pas dégourdie pour 2 sous. Il y a des moments où on a envie de la jeter dans un oued !
Nous avons très froid depuis quelques jours ; il y a de la neige à Aïn-Draham. Nous grelottons ; c’est le vent surtout qui gèle. Il y a eu une tempête avec orage et une averse de grêle qui a presque mis à mal les pommes de terre. On espère tout de même qu’elles s’en relèveront. Aujourd’hui le temps a l’air de vouloir se remettre au beau mais l’air est toujours froid. Nous faisons du feu et ne pouvons pas démarrer du coin de la cheminée. Voilà ce que c’est d’avoir eu trop chaud cet été.
Je vous embrasse de tout cœur ma chère Maman ainsi que tous.
Votre fille respectueuse
Anne-Marie.


Tabarca le 21 déc 1922

Mon cher Papa et ma chère Maman,
Bien vite que cette lettre vous arrive avant la fin de l’année pour vous apporter nos souhaits les meilleurs vœux hélas ! attristés par le départ de ce pauvre Yves toujours si fidèle à sa lettre de chaque année. Pauvre tante Adrienne comme elle va trouver maintenant la maison vide, plus de soins à donner à celui autour duquel tout gravitait dans la maison.
Votre dépêche (car c’est elle qui nous a appris la nouvelle) m’a saisie, on s’attendait si peu à cela, il semblait que malgré sa maladie il devait rester encore longtemps. Quand on est si loin on sent peut-être plus sa peine. Depuis notre arrivée ici il avait écrit à Benjamin au moins 2 fois. Une Messe a été dite le mardi 18 déc dans la petite Eglise de Tabarca pour lui pauvre cousin et ne m’y rendant par une radieuse matinée de décembre j’avais le cœur serré en songeant combien il avait désiré voir ce pays qui peut-être lui aurait prolongé l’existence ! Aussitôt reçu votre télégramme nous en avons envoyé un aux de Lisle, il leur aura dit plus vite qu’une lettre combien nous prenions part à leur peine.
Renée, bien entendu, vous envoie aussi ses vœux. J’espère que l’année prochaine elle apposera sa signature au bas de la lettre, pour le moment elle commence à se débrouiller et à être bien moins criarde. A certains moments quand elle est assise dans sa voiture il faut voir l’air malin avec lequel elle vous regarde. Nous trouvons qu’elle ressemble à Poulot, ses cheveux repoussent presque blonds mais ses dents n’ont pas encore percé et elle va avoir 8 mois c’est rudement tard, toutes vont sortir en même temps ça c’est sûr. On va lui acheter une chaise à 2 fins (fauteuil puis on tourne et cela devient chaise et table).
Tandis que je vous écris il tombe des torrents, mais hier et les jours précédents, c’était un temps splendide, il y avait même de la gelée blanche.
Je vous quitte mes chers parents à bientôt je l’espère, je voudrais franchir au pas de course la distance qui me sépare du retour. Enfin patience je vous embrasse de tout cœur bien tendrement.
Votre fille respectueuse
Anne-Marie
PS : Bons baisers et vœux aux frères et sœurs.
Envoyez la couverture et la paire de draps en colis postal, je la recevrai avec plaisir.


Noël 1922,

Bon Noël là-bas à tous du ménage lointain qui sent son cœur se serrer de ne pas être en famille pour ces fêtes.
Hier soir à 11h par une radieuse nuit d’Afrique nous sommes partis tous deux pour la Messe de Minuit laissant notre fille dormant profondément à la garde de 2 Arabes sérieux.
Le temps était d’une douceur incomparable ; à l’Eglise un monde fou, des lumières à profusion, une jolie crèche, partout sur les piliers des tentures rouges, des palmiers, une délicieuse Eglise. Demi-messe chantée, des Noëls.
Après la cérémonie, petite prière à la Crèche et nous reprenons dans la nuit noire la route de la maison où nous retrouvons tout comme nous l’avons quitté.
Ce matin le temps est terne mais tiède et il ne tombe pas d’eau. Je viens d’être interrompue par le facteur faisant une tournée malgré la fête tout simplement à cause de votre paquet recommandé qui m’arrive juste aujourd’hui. Tout est en bon état je vous remercie beaucoup. Reçu en même temps le faire-part du mariage « Lignières ».
4h. Ce soir temps splendide et même fort chaud, nous avons ici un hiver saharien. A ce propos on parle beaucoup de la mission « Citroën » (Audouin – Dubreuil). Ce dernier a été camarade de Benjamin lorsqu’il était officier. L’Action Française nous intéresse toujours beaucoup, nous ne sommes pas les seuls à la recevoir à Tabarca !
5h. Nous venons d’avoir la visite de voisins (12 km) qui sont venus en auto, il y a une jeune femme et une gentille petite fille de 18 mois (celle dont je vous parlais l’an dernier).
Je vous quitte mon cher Papa et ma chère Maman, encore bon Noël et bonne année de notre part.
Votre fille respectueuse.
Anne-Marie

 

Retour