Anne-Marie de Hargues (née de la Peyrade)

Lettres 1921

 

Redon le 20 mai 1921
Ma chère Elisabeth,
Mr de Léhélec et moi nous vous félicitons bien affectueusement des fiançailles d’Anne-Marie.
Cette décision mûrie depuis si longtemps et offrant les meilleures garanties de bonheur sera malgré la séparation une source de satisfaction pour vous, car je sais trop quels parents vous êtes, pour ne pas comprendre que le sacrifice de l’éloignement de votre fille, vous l’acceptez sans retour sur vous-mêmes puisqu’il s’agit du bonheur de votre chère fille.
Nos enfants liées dès l’enfance ont certainement entre elles une affection plus solide que des amitiés plus récentes aussi partageons nous vivement votre bonheur et vous formons les vœux les plus affectueux pour que l’avenir soit tel que la Providence nous le fait entrevoir en ce moment.
Je ne connais pas l’heureux fiancé dont les sœurs ont été au Sacré Cœur avec mes filles et qui doit avoir les plus sérieuses qualités pour avoir fixé votre choix.
Croyez bien, chère amie, en cette circonstance, à ma profonde affection qui me rend heureuse avec vous.
Il me tarde aussi de vous voir, désormais notre séjour de Redon ne sera plus très long. Nous avons passé une bonne et agréable semaine à Paris au commencement du mois.
Mille bons souvenirs et affectueuses félicitations
Elisabeth


8 août 1921, La Cour de Livré

Notre petit séjour ici touche à sa fin, ma chère Maman, nous prenons ce soir (toujours en trio) la route de Nantes où nous arriverons vers 10h. Ma nouvelle famille est des plus sympathiques et fort aimable pour moi. Ce matin, nous avons fait une très agréable promenade en bateau avec « l’Oncle Paul » pour relever ses engins de pêche et pour parler en paix de ses projets matrimoniaux.
Si le poisson ne mordait pas en revanche cette idée prend corps dans l’esprit du Ct Le Clerc malheureusement je n’étais pas à même de lui fournir des renseignements abondants sur la personne en question ; c’est pourquoi Papa est mis en demeure d’y pour voir par lettre à ma place.
C’est vraiment désopilant ! A peine mariée, je me mets à marier les autres, au moins on peut dire que je ne perds pas mon temps.
Le tennis nous occupe beaucoup, entre 2 parties je me suis échappée pour vous donner de noss nouvelles.
Hier nous sommes allés à la Grand Messe, l’église est assez ancienne et curieuse, rapport aux sculptures.
Le pays n’a plus du tout le même aspect que le nôtre, il y a de nombreux troupeaux d’oies qui représentent une sérieuse galette.
« Ma tante » me charge de son souvenir pour vous et moi je vous embrasse ainsi que tout le monde avec toute ma tendresse.
Votre fille respectueuse.
Anne-Marie

Affectueuses tendresses à tous
Benjamin


Nantes, 14 août 1921,
Ma chère Maman,
Notre séjour se prolonge beaucoup plus longtemps que nous le pensions. Des histoires de dentiste en sont la cause. Benjamin n’a été libéré que vendredi et comme les séances avaient lieu tous les jours nous ne pouvions nous absenter. Nous ne vous arriverons donc mercredi pour passer encore 8 jours avec vous ; ce mois d’août marche avec une rapidité affolante. C’est une vraie peine pour moi de ne pas passer le 15 août en famille, mais comme je ne suis plus seule en cause, je n’ai rien à dire.
Hier, nous avons passé la journée au Fief ; nous avions pris un taxi ce qui est bien la plus agréable façon de se transporter. Nous avons passé une fort agréable journée, Benjamin, mes deux belles-sœurs et moi. Tante, cousin et cousines ont été des plus aimables mais rien n’a égalé l’exubérance et les témoignages d’affection de l’ « Oncle », j’ai cru qu’il ne finirait jamais de m’embrasser et de me souhaiter toutes sortes de choses charmantes.
Ce matin nous devions partir pour Piriac où M. Besnard nous attendait pour déjeuner mais le réveil n’ayant pas sonné nous nous sommes réveillés 1h trop tard. Résultat : nous partons ce soir à 3h1/2 faire la bouche à La Baule en emmenant Anne-Marie [sœur de Benjamin – note du lecteur] nous y coucherons, mais plutôt difficilement à cause des Courses de Guérande et Pornichet qui ont beaucoup de retentissement. Et demain lundi 15 août nous irons déjeuner à Piriac pour revenir le soir à Nantes.
Mardi – Voyage indispensable à Cholet qui peut heureusement se faire dans la journée. Et enfin mercredi on se reverra après plus d’une semaine d’absence. J’espère que tout le monde va bien et profite de la traditionnelle réunion de famille pour ne pas s’ennuyer.
Quant à mon beau-Père nous vous expliquerons au retour ce qui s’est passé mais passerions nous encore 15 jours à Nantes nous ne le verrions pas plus qu’à l’heure actuelle. Eux arrivant lundi dernier au soir il était parti depuis la veille et j’ai trouvé une lettre, fort aimable d’ailleurs, pour moi.
Toutes les affaires d’intérêt entre lui et Benjamin se sont arrangées à l’amiable avec Me Jamin alors… Mystère.
Amédée est en permission de 48 h ce qui met dans la maison une note plutôt gaie. Augustin repart ce soir pour Châlons.
Hier j’ai rencontré Madame de [Wisines] dans la rue qui m’a redit son enthousiasme pour le mariage. Les de Lisle eux aussi sont ravis. C’est donc « on ne peut mieux ». [René] demande des détails et a écrit à sa mère une lettre où l’on sent vraiment qu’il était dans l’impossibilité de venir.
Je vous quitte ma chère Maman ; vos enfants vous embrassent tendrement sans oublier Papa, B Maman, les tantes, Servanne et tout… le fumier.
Vos enfants respectueux
Anne-Marie
PS : Je souhaite la fête à tout le monde puisque je ne pourrai le faire de vive voix.


Nantes, 5h du soir

Ma chère Maman,

Je ne peux pas laisser passer cette première journée de séparation sans vous lancer ce petit mot. Nous partons ce soir vers 10h. Je ne sais trop quel express nous prendrons puisque nous en avons 3 à notre disposition en 2h.
Nous sommes passés chez Maître Gaudry où son premier clerc nous a remis les 10 000 F en question mais il a fallu que Benjamin tempête pour obtenir la somme complète, Papa n’ayant absolument pas spécifié qu’il prenait les frais d’emprunt à sa charge.
Quant aux frais de contrat ils sont montés de 212 F à près de 270. Papa va recevoir sous peu un mot du notaire avec le montant des dépenses en détails. Benjamin en a réglé la moitié comme c’était convenu. Voici fini la question intérêt. Passons à autre chose.
Le petit cabot a été une vraie distraction, on lui faisait des « psii » qu’il écoutait d’un air contrit ; mais par exemple après avoir échappé au contrôleur de Redon il a été pincé par celui de Savenay ; son billet coûte 44 % de celui des voyageurs !
Les de Lisle ont dû avoir un empêchement ou ne pas recevoir ma lettre car nous ne les avons pas trouvé chez Fink ; je compte leur écrire mon regret.
Vous recevrez demain un mot de Paris qui vous tiendra au courant de notre vie. Voici le dîner, je vous quitte ma chère partie Maman en vous embrassant bien bien tendrement ainsi que Papa, Bonne-Maman, mes tantes, mes frères, sœurs, cousins et cousines.
Votre fille respectueuse
A. M. de Hargues
Bonjour aux domestiques de ma part. Nous avons vu aujourd’hui le jeune ménage Laujardière – Liry. Caresses à mon William James.
Mot de Benjamin : Mille choses affectueuses à tout le monde.


Lettre à l’en-tête de l’hôtel Massilia 13, Boulevard Diderot.
Paris, le 27 août 1921,
Mon cher Papa,
On mène ici une vie tellement à la vapeur que je n’ai pas trouvé hier un moment pour vous écrire. Cependant avant de quitter la capitale, je veux absolument vous donner de nos nouvelles. Je constate tristement que je n’aurai des vôtres qu’à Djebel [ ??] nous sommes passés pour la dernière fois ce matin au bureau des postes de la Madeleine et il n’y avait rien.
Nous partons donc ce soir par le rapide de Marseille à 8h37. Encore un peu plus d’éloignement en attendant que je sois à 700 lieues de Bretagne.
Je vous récapitule un peu mes faits et gestes. Jeudi soir de notre arrivée nous avons été voir le Panthéon de la Guerre, travail absolument remarquable où l’on reconnait toutes les figures connues. Cela parait en relief et ce n’est pourtant qu’une toile.
Hier, visite du Musée Grévin qui m’a fortement intéressée surtout les scènes des catacombes et du jugement de Louis XVI, vu aussi Louis XVIII au Temple,etc…
Hier soir nous avons été entendre « Louise » à l’Opéra-Comique. C’est un roman musical excessivement passionné. Les deux derniers actes sont superbes. Salle comble naturellement malgré la saison.
Ce matin nous avons été entendre la messe à Montmartre qui n’est pas la porte à côté de notre hôtel.
Hier matin, achat au Bon Marché, il a été convenu qu’on vous envoie de suite la facture et qu’au reçu du montant de la somme (800 f à peu près) on nous expédie la commande.
L’heure du déjeuner est arrivée. Je vous quitte mon cher Papa en vous embrassant bien tendrement ainsi que Maman, Bonne-Maman, tantes, frères, sœurs, cousins et cousines. A tous, j(envoie mes meilleurs baisers.
Votre fille respectueuse
Anne-Marie
PS : votre « terrible » gendre souhaite vous écrire que j’avais confondu à Grévin Louis XVI et Robespierre !...
Mot de Benjamin : Je ne lui fais pas dire !!... Elle m’a fait un cours d’histoire approfondi : Elle affirmait entre autres choses que Marat avait assassiné Charlotte Corday dans sa baignoire !...
Mot d’Anne-Marie : [… ??.] n’en croyez pas un mot !


Carte-lettre à Monsieur de la Peyrade
Château du Bois de Roz
Limerzel (Morbihan)
par Malansac
27 août 1921
Deux mots, mon Père, pour vous dire que notre voyage s’effectue normalement et vous fournir de bonnes nouvelles de Mite qui doit d’ailleurs vous écrire.
J’ai bien reçu les lettres destinées en poste restante, je vous en remercie.
Lite vous a mis au courant des affaires « notaire » à Nantes, je n’y reviens donc pas.
Vous pourrez m’envoyer quand vous pourrez les fonds à verser au Crédit foncier d’Algérie et de Tunisie à Tunis où j’ai un compte ouvert.
J’ai de bonnes nouvelles de [Toulaire] où tout va bien. Notre « fils » se comporte bien mais souffre toujours beaucoup de de sa patte. Nous n’avons rien trouvé d’intéressant comme fox.
Nous avons visité quelques curiosités de Paris : Panthéon de guerre, Grévin,etc… Hier au soir, nous avons vu jouer « Louise » à l’Opéra Comique.
Nous partons ce soir pour Marseille.
Veuillez partager avec ma Mère l’expression de ma très respectueuse affection et soyez mon affectueux interprète auprès de tous.
Benjamin.


Lettre à l’effigie du Touring Hôtel
Marseille, le 29 août 1921
Ma chère Maman,
Nous n’avons pu embarquer ce matin comme c’était dans nos projets car le transport de la Cie [Touache] que nous pensions prendre ne partira pas de cette semaine. Nous nous voyons obligés d’attendre mercredi jour de départ du « Duc d’Aumale » de la « Transat » que Benjamin avait pris la dernière fois. Le retard imprévu va nous donner le temps de connaître un peu Marseille avant de prendre la mer. Nous sommes arrivés hier matin vers 11h après un voyage de 15h vraiment éreintant de Paris à Lyon. Nous n’avions pas la place de nous étendre ; cependant grâce à un monsieur complaisant j’ai pu avoir un coin. Nous avions eu des velléités de nous arrêter à Lyon mais la perspective d’une seconde nuit à peu près blanche… J’ai aperçu Fourvières dans la brume et la vue générale de la ville. De Lyon à Valence le pays est plutôt montagneux et le Rhône peu calme, c’est un assez joli coin. A Avignon vu très nettement le château des Papes qui fait un effet plutôt blanchâtre. Aux alentours le pays est ignoble.
Avant d’arriver à Marseille l’étang de Berre est très beau comme coup d’œil.
Nous courons la ville pour des fox que nous ne trouvons pas. Benjamin m’attend pour aller à une nouvelle adresse.
Je vous embrasse bien tendrement ainsi que tous.
Votre fille respectueuse
Anne-Marie
Benjamin


A bord du Duc d’Aumale
Le 1er septembre 1921, 8h ½ du matin
Ma chère Maman,
Excusez mon écriture un peu tremblante mais nous roulons légèrement ce qui n’est pas très pratique pour écrire. Nous sommes donc en mer depuis hier midi ½, et dès 4h j’avais perdu de vue les côtes de France et maintenant entre le ciel et l’eau jusqu’à ce que nous passions cet après-midi au large des côtes de Sardaigne. Il y a de nombreux passagers à bord quand nous avons voulu prendre nos places il n’y avait plus une seule seconde ce qui nous a obligés à prendre des 1ères. Nous avons bien une cabine à deux mais chose horrible elle ne possède pas de hublot ; nous avons passé une nuit des plus désagréables, une véritable étuve, on se réveillait comme dans un bain les cheveux trempés, joignez à cela l’écœurante odeur des machines qui rendait notre air irrespirable. J’i bien lutté 1h contre le mal de mer me forçant à compter et, réveillant le souvenir de mes classes, je répétais des bribes de morceaux appris par cœur.
A 2h n’y tenant plus nous sommes montés sur le pont où du moins on pouvait respirer. Nous comptons bien ce soir ne pas nous coucher et dormir sur nos chaises longues, au moins nous serons à l’air. Vers 4h nous avons eu un coup de fraîcheur et les manteaux n’étaient pas de trop. Maintenant la chaleur est de nouveau accablante et le temps orageux. J’étais obsédée par nos belles et fraîches nuits de Bretagne, c’est maintenant que j’en connais tout le prix que sera-ce là-bas nous qui avons encore 22h de route, on transpire déjà sur place. Le Duc d’Aumale est un bateau de luxe mais il tient très mal la mer, nous marchons inclinés à gauche et par cette mer presque d’huile nous devrions filer notre chemin sans rouler du tout ; de plus c’est un véritable escargot, on dit que les chaudières sont fatiguées et ne peuvent supporter une forte pression. [3h ½.] Songez donc 42 h entre Marseille et Tunis, on dit ce n’est rien mais quand on y est on en a vite assez. Tous les passagers ont l’air abruti et le sont en réalité ; sourd grondement des machines, chaleur, bruit de l’eau contre la coque, il y a de quoi vous abrutir totalement quand on entend cela sans discontinuer. Les heures passent avec une lenteur désespérante !... Ce matin, j’ai interrompu une lettre pour aller vous lancer une radio qui vous permettra d’attendre plus facilement cette lettre de détails. Nous achevons de doubler les côtes de Sardaigne que nous longeons depuis midi et demi à quelques milles de distance. C’est un pays à l’aspect désolé, rocheux, sans aucun arbre mais cela fait malgré tout plaisir d’apercevoir la terre. Demain matin au réveil ce seront les côtes d’Afrique ; quant à moi je suis totalement abrutie par ce continuel changement de décors. Par les hublots du salon, j’aperçois la mer, ce qu’elle est bleue aujourd’hui et là-bas encore ces roches grisailles sont la pointe extrême sud de la Sardaigne. Déjà depuis ce matin la lumière est plus crue et force à cligner des yeux – grande distraction tout à l’heure nous avons croisé un cargo qui allait vers la France – la France – on sent déjà une chose lointaine qui fuit vers l’arrière du navire – mais cessons ce sujet j’aime mieux ne pas trop l’approfondir n’est-ce pas Maman ?
Quand on est couché sur le pont ce qu’elle est crispante cette ligne d’horizon à paraître et disparaître derrière le bastingage, s’il y avait grosse mer on danserait joliment avec notre assommant transport dont la mine ne répond pas à la marche.
Notre petit cabot se porte à merveille, il a été gâté par les gens auxquels nous l’avions confié à Paris et Marseille aussi je vous assure que la vigueur ne lui manque pas. A Marseille nous avons fait l’acquisition de 2 fox un chien de 4 mois « Bip » que nous avons acheté à une réfugiée et une toute petite chienne de 2 mois. A bord ils sont tous dans la même cage et font très bon ménage ensemble ; nous allons constamment leur faire visite.
A bord les heures des repas sont totalement différentes – petit déjeuner 7h – 1er repas 11h – thé 4h – dîner 7h ½. C’est beaucoup trop tôt.
Je me suis bien arrêtée 10 fois en vous écrivant pour m’éponger le front ; non ça devient atroce cette chaleur et ce n’est encore que l’avant-goût.
Allons, je vous quitte pour cette fois ma chère petite Maman (allons 4h vous recevez peut-être notre radio) je vous embrasse bien tendrement ainsi que Bonne Maman, tantes, frères, sœurs, cousins, cousines. Qui sait peut-être y a-t-il des nouvelles de vous sur le Duc d'Aumale. Pas un mot de vous depuis le départ, c’est bien long !
Je vous embrasse encore
Votre fille respectueuse
Anne-Marie


1er septembre 1921
Destinataire : Lapeyrade Limerzel
Duc d’Aumale Bonifacio. 8 mots. 9h16
Tout va bien. Affection. Hargues


Ksar Roman, le 4 septembre 1921

Nous voici enfin arrivés au but de notre voyage ma chère Maman et je vous assure que ni l’un ni l’autre nous n’en sommes fâchés. Notre radio et la dépêche de Tunis ont dû vous rassurer sur notre traversée qui a été aussi belle qu’on peut le désirer bien que notre bateau n’ait pas su en profiter.
Nous avons débarqué vers 7-8 h. La journée était splendide et n’a pas été plus chaude qu’en France, bien moins qu’à Marseille l’avant-veille où nous cuisions littéralement sur la Canebière. Nous n’avons passé qu’une journée à Tunis remettant à plus tard la visite de Carthage et des environs. Trimballés depuis 10 jours nous avons hâte d’être un peu stables chez nous. Benjamin m’a tout de même donné un aperçu des soukhs dans lesquels j’ai vu cette jolie porte que j’ai envoyée à Magali. Le lendemain nous sommes partis à 7h ½. C’est bien la première fois que du train j’ai vu des chameaux qui allongeaient le cou pour nous voir passer. C’est la femme d’Alban qui aurait été contente, elle aurait pu crier : chameau !
De Tunis à [Mateur] la région est très riche mais l’aspect du pays n’est pas tape à l’œil. Un moment la voie ferrée passe sous une arche d’un ancien aqueduc romain qui tombe en ruines mais dont on voit encore un bon morceau. (Interruption : mon domestique m’apporte un tam-tam pour me montrer un peu comment se passe une fête arabe ; c’est un potin infernal. Bon, les sales mouches il n’y a pas moyen d’écrire elles piquent partout, Papa deviendrait fou ici). Notre trajet n’a pas été trop dur, de Tunis à Mateur on va très vite mais de Mateur où l’on change jusqu’à Mefza c’est une charrette. Arrivés à la gare terminus à midi ½ nous y avons trouvé le gérant avec la voiture. En route alors pour Djebel-Abrod par une chaleur de plomb à travers la plaine dénudée. Nous déjeunons à l’hôtel de Djebel dans une salle très fraîche où nous sommes restés jusque vers 4h car au dehors le sirocco soufflait un peu. Grande rigolade comme vous voyez, ensuite le gérant (un vrai type) court aux provisions ; sans la température je me serais crue « é bourg ».
Enfin nous nous sommes risqués, on s’est fourré dans l’étuve qu’est la plaine ; le soleil sur les jambes pendant quelques mètres me produit aussitôt la douleur d’une brûlure. Au bout de 2 km on a quitté la route pour prendre la piste où l’on se paye des secousses à chaque tour de roue. Ah ! Les chemins de traverse de là-bas sont des avenues à côté de ces atroces pistes à peine tracées. Puis traversée de l’Oued, on ne s’en fait pas, on pique là-dedans et on grimpe de l’autre côté comme la chose la plus naturelle du monde et on continue les secousses jusque chez soi. Nous nous sommes arrêtés chez nos voisins les Legé qui nous ont offert du vin que nous avons bu avec un réel plaisir, on crève de soif dans ce pays. A la fraîcheur nous avons grimpé à pied jusqu’au Ksar qui ne m’a pas fait une mauvaise impression. Tout en grimpant j’ai vu le soleil se coucher, il n’y a pas grande différence avec la France, toutefois dès que le soleil a disparu derrière les montagnes le ciel reste plus bleu et la terre plus éclairée c’est à ce moment que l’on goûte un peu de fraîcheur. La nuit suivante n’a pas été trop chaude, vers 1 ou 2 h on supportait quelque chose sur soi. Le lendemain matin, visite des bêtes et petit tour dans la propriété jusque vers 9h où la chaleur nous a forcé de rentrer ; c’est alors que ça devient atroce jusqu’à 7h du soir. Après le déjeuner on va s’étendre pour dormir en principe mais la chaleur vous en empêche à moitié, on transpire de partout sans faire un mouvement, de grosses gouttes de sueur me coulent sur la figure, des yeux, de partout, mes propres cheveux ne goûtent pas beaucoup ce four, ils sont littéralement humides toute la journée, le mouchoir joue le rôle d’éponge, la figure pique, les mouches vous assomment et les moustiques s’en donnent. Voilà l’Afrique ! Hier nous avons eu au plus fort de la chaleur 37° à l’ombre, c’est-à-dire près de 47° au soleil. Et en guise de consolation Benjamin m’annonce tout sucre et tout miel que c’est une petite chaleur. Enfin advienne que pourra. Mais à 6h la scène change une légère fraîcheur se fait sentir, nous en avons profité pour faire un tour à cheval et galoper un peu dans la brousse et la forêt au milieu des chênes lièges, des chênes-verts et des caroubiers. Nous sommes passés à côté de fourbis arabes. Il y avait des moments dans certains chemins où je me serais crue en France si je ne détaillais pas les essences d’arbre.
Demain nous allons aller chez M. de Lamotte. Figurez-vous que notre grosse malle n’ayant pu être ramenée un arabe l’a rapportée sur un bourricot pas plus gros qu’elle par des chemins impossibles le tout pour 25 sous. Demandez ça à un français ? Si j’ai jamais eu un fou-rire c’est en voyant cette arrivée plutôt pas banale. Vous vous promenez par exemple dans la propriété visitant les antiquités qui y pleuvent, soudain de derrière un tombeau carthaginois vous voyez surgir un jeune sanglier qui fait partie du troupeau de mon cher mari. Hou, il faut venir ici pour voir ça. L’eau court partout dans la propriété on n’entend que le bruit des petits ruisseaux. Les pêches sont délicieuses mais en revanche les poires sont horriblement mauvaises, elles n’arrivent pas à maturité et ne sont pas comparables aux nôtres ; quant au raisin, absent par congé il a dû trop pleuvoir cette année.
Au moins ici les chevaux ont du garrot et les selles ne glissent, ils sont très agréables à monter.
Enfin l’Afrique ne m’a pas fait mauvaise impression, c’est un beau pays bien différent du nôtre et vraiment le soir il est charmant. De temps en temps malgré tout j’ai des accès de mal du pays mais cela passera.
Je vous quitte ma chère Maman espérant que tous ces détails distrairont tous ceux que j’ai laissé là-bas, je vous embrasse bien tendrement ainsi que tous Papa, Bonne Maman, tantes, frères, sœurs, cousins et cousines.
Votre Africaine respectueuse
Anne-Marie
PS : la journée s’annonce peut-être un epu moins chaude. Hier soir nous avons dîné sous la véranda avec 29° et on trouvait qu’il faisait frais ?....
Bonjour aux domestiques.
Caresses à [Game] que nous regrettons beaucoup.


[4 septembre 1921, devait accompagner la lettre d’Anne-Marie]
Ma Mère,
Comme vous le dit Mite nous voici à [Tunis] cela après un voyage sans incidents. Notre pensée se reporte souvent vers vous et souvent nous causons ensemble du Bois de Roz en nous remémorant les bons moments de là-bas.
Je tiens à vous redire encore combien je suis heureux que vous ayez gardé ma filleule et je vous en remercie très vivement et de tout cœur.
Nous avons une « douce chaleur » mais ça peut aller tout de même.
Nous nous installerons d’ici une dizaine de jours à Tabarca. Comme nous aurons beaucoup de frais, forcément, et que d’autre part je désirerais beaucoup nous arranger avec un peu de confortable pour faciliter l’acclimatation de Mite, je vous serais très reconnaissant de bien vouloir faire tout le possible pour nous envoyer dès que vous pourrez tous les fonds dont vous disposez pour nous.
Nous partons demain pour Sidi Mechri, chez les de Lamotte.
Partagez avec Grand-mère, père, tantes ma respectueuse affection et faîtes nos meilleures amitiés à tous.
Votre fils respectueux
Benjamin


Ksar Roman 9 septembre 1921
Mon cher Papa,
Nous sommes revenus hier de Sidi Mechri, chez les de Lamotte où nous avons passé 48 h. Au bord de la mer, la chaleur est bien plus supportable alors qu’ici nous atteignons 39 et 40°, là-bas il dépasse rarement 30°. La première journée s’est tirée assez péniblement à mon avis, Mr de Lamotte le boute-en-train étant absent mais le lendemain matin il est revenu d’assez bonne heure pour nous faire passer une journée des plus agréables ; j’y ai retrouvé ma gaieté qui malgré tous mes efforts se perd parfois ; une brave personne sur le bateau m’a dit que les premiers mois seraient un peu durs, que cela était ainsi pour presque toutes et je constate aujourd’hui la vérité de ce dire.
Nous avons pris plusieurs bains ce qui nous a fait beaucoup de bien, en entrant la mer est très fraîche surtout étant donnée la chaleur extérieure mais dès qu’on en sort l’atroce soleil africain reprend ses droits et l’on ne conserve pas 5 mn les bienfaits de son bain. Le second soir pendant le dîner un vague orage a voulu se déclarer mais il n’y a eu que quelques coups. En revanche les éclairs ont été splendides un surtout (composé certainement de plusieurs) a illuminé toute la mer zébrée de feu, c’était tellement beau que je n’ai pas eu peur bien que la foudre soit déjà tombée sur la casemate du Père Lamotte.
Nous sommes repartis hier matin vers 8h et à quelques km de Sidi Mechri nous avons rencontré un de nos Arabes qui s’ait administré 27 km à pied pour nous apporter le courrier. C’est donc à cheval, le casque en tête et en plein bled que nous avons lu le courrier de France, nouvelles déjà lointaines mais qui m’ont fait grand plaisir. Eh bien elle ne s’en fait pas la maison Desgrées du Loir 60 000 F c’est formidable pour le quartier.
J’ai été interrompue tout à l’heure dans mes élucubrations par mon Mohamed qui m’a appelée pour voir faire du couscous que nous allons bouffer au déjeuner, or pendant cette fabrication il s’est mis à bavarder de telle sorte que ne pouvais plus m’en dépêtrer.
Le mois de septembre ici est vraiment déprimant, un jour vous avez une journée torride pendant laquelle vous êtes en sueur au moindre mouvement, le lendemain journée plus fraîche 25 ou 20° vous respirez un peu, le surlendemain chaleur orageuse lourde cafardeuse, temps couvert qui vous coupe les jambes et vous rend morceau de bois.
Aujourd’hui la journée s’annonce très chaude, il n’est pas 11h et il y a presque 30° : quelle « suée » nous attend à 2h ce soir pendant la sieste !... Mais par exemple c’est un pays très agréable pour faire du cheval ce serait le rêve s’il y avait 10 ou 15° de moins.
Nous comptons partir demain pour Tabarka en faisant coïncider notre voyage avec un Dimanche, nous y passerons un ou 2 jours avant de nous y installer pour de bon vers le 19 ou le 20. Benjamin voudrait bien que le changement de domicile ait déjà eu et avoir rendu son bazar à [Plaure] Lépine ; moi aussi je voudrais bien être là-bas car ici on ne peut rien déballer, et je ne me sens pas chez moi ce qui est une impression très désagréable. Notre gérant s’active à Tabarka pour nous faire un intérieur agréable, il était très inquiet de savoir si le gris clair me convenait car il a peint lui-même notre mobilier.
A propos de notre nouvelle propriété, voici quelque chose qui fera plaisir à Maman : nous ne serons pas à 8 km de Tabarka mais à 3km ½ plus près que vous de Limerzel. Benjamin n’avait pas pris la bonne route pour connaître la distance. D’ailleurs votre gendre là-dedans est un peu coupable il a continué son système de mettre les choses au pire.
Je voudrais que vous voyiez la jolie bête de Benjamin, elle est alezane et très bien faite et a 2 grandes qualités : du garrot et un pas qui allonge énormément, mais par exemple je ne lui crois pas le fond de nos bretons bien qu’elle ait de cette race dans les veines. Pour moi, je montais pour aller à Sidi une grande jument grise à [Plaure] Lépine qui a nom Ghrada (lisez Grada) ; elle ne vaut pas l’autre je vous assure sauf pour le galop.
Je vous quitte mon cher Papa en vous embrassant bien tendrement ainsi que Maman, Bonne-Maman, tantes, frères, sœurs, cousins et cousines. Dîtes à tous que je pense bien souvent «  dans eux »
Votre africaine respectueuse
Anne-Marie


25 septembre 1921
Ma chère Maman,
Nous quittons ce soir l’hôtel pour aller prendre possession de notre chez nous. Benjamin vient de partir à cheval pour affaires de parcours et moi attendant le courrier (terrible question argent qui nous angoisse). Je pars ensuite avec Mr de Leynes moi conduisant Mégus le gentil poney sur la route d’Ain-Draham que nous suivons pendant quelques km.
Je vous disais dans ma dernière lettre que j’avais la dysenterie. Je vous assure que j’ai été violemment secouée par elle pendant 10 jours ; il n’y a rien d’étonnant à cela m’a dit Benjamin, toute Française transplantée en septembre subit fatalement les atteintes de ce mal. Non mais si vous pouviez deviner ce qu’est ce plomb fondu qui tombe sur vos têtes, c’est courbé par un vrai poids que l’on se traîne dévoré par une soif que rien ne peut éteindre.
Ah ! Je ne vois pas Lucie partant avec Attale pour ce pays d’étuve, si l’on a pas un mari que l’on aime le pays est intenable en ce moment.
Ô frais ombrages des châtaigniers que de fois pendant ces 10 jours de fatigue sont-ils passés obsédants devant mes yeux en même temps que ce bon cidre frais que l’on monte de la cave. Ah ! Ce cidre je revoyais au dernier diner un verre que j’avais laissé plein que n’aurais-je donné pour l’avoir ! Il me semblait qu’il m’aurait guéri. Figurez-vous que l’autre jour au soleil le thermomètre accusait 55° et il devait y en avoir 60 mais le thermomètre allait éclater.
J’ai fait le voyage de Tabarka en réunissant toute mon énergie et ici j’ai consulté le médecin qui m’a déjà trouvée en bonne voie de guérison, il m’a donné hier une purge au seul très forte qui m’a coupé net la dysenterie, puis des cachets au charbon et de l’eau de Vichy (source Saint Yorre) laquelle me redonne faim, avant je n’avais cure que de lait. J’ai coulé mais la [chanson] va changer et je reprendrai. C’est un coup d’acclimatation.
Benjamin a été aussi gentil qu’on peut l’être, il m’a soignée avec une bonté et patience admirables, me remontant le moral fortement atteint (vu la faiblesse) du « mal du pays ». Notre larbin étant parti pour Tabarka, il faisait la cuisine mais fort bien : cuisson d’un perdreau pommes de terre frites, œufs brouillés, rien ne l’embarrasse (aussi en grand secret écrivez-lui des félicitations sur ses talents culinaires).
Notre de Leynes est protestant : grande discussion religieuse au déjeuner ce matin le jeune ménage s’abstenant de viande et lui pas. J’ai été stupéfaite de trouver mon mari aussi vaillant défenseur de sa cause et très théologique, c’est qu’il collait notre fougueux huguenot ; moi je lui ai collé son Luther ça l’a vexé. Tout ça se passe à l’amiable mais je ne croyais pas mon aviateur si fort défendant confession et direction.
Je vous embrasse bien tendrement ainsi que tous, à bientôt d’autres nouvelles. Benjamin vous embrasse et ne veut être oublié auprès de personne.
Votre fille respectueuse.
Anne-Marie
PS : Le père de Leynes est député du Gard.
2. Je réserve pour Magali le récit d’une fête arabe à cheval vraiment épatante : « une fantasia ».


La Fresnaie Tabarka, 29 septembre 1921,
C’est à toi, ma chère Magali, que j’adresse le « topo » de notre maison en attendant que je la dessine pour Maman. Je suis fameusement contente car les chaleurs sont finies ou si du moins elles reprennent, ce ne sera pas terrible. Nous commençons tout de même à nous installer, hier nous avons fait l’acquisition d’une armoire, un buffet, une glace, une vitrine (où nous mettons l’argenterie) ce qui fera très riche ; je ne te place pas ces meubles sur le plan parce que je ne sais pas encore exactement où nous les mettrons. De plus, le menuisier nous confectionne une table-bureau pour Benjamin et une autre pour le « mangissement ».
Dimanche 2 octobre. Depuis hier le temps est revenu au beau mais comme nous avons eu plusieurs jours de pluies torrentielles, la chaleur est bien calmée, le matin même jusqu’à 8h il fait frisquet et la nuit l’on supporte fort bien sa couverture ; terrible cette Afrique avec ses brusques saut de température, on passe de 40° à 20° comme rien.
Je viens d’interrompre ma lettre pour aller caresser Mégus qui s’embête à crever sous les eucalyptus ; ce que ce joli petit cheval ferait ton bonheur, il doit être à peine plus grand que Yoloff mais dame c’est autre chose, une tête et des pattes fines, une jolie et longue queue avec une crinière flottante, il est noir, très noir. Nous sommes souvent en route tous les deux pour aller faire des rigolades à Tabarka. Hier comme j’étais à la Poste j’ai failli vous envoyer une dépêche, mais non vraiment ça coûte trop cher. En plus de Mégus il y a deux autres chevaux la jument et son poulain (déjà grand) et jolis eux aussi, puis un grand mulet gris pour la charrette. 63 chèvres 47 porcs (on en aura bientôt plus de 100) et une vingtaine de vaches et veaux.
Jusqu’à ces jours-ci nous avions 6 chiens, mais on a tué le pauvre Sultan le chien de chasse qui était vraiment trop malade. [Ypad] est crevant il ne doute de rien et bouscule les gros chiens pour bouffer à leur place, son museau s’allonge beaucoup et il embellit tous les jours.
La semaine dernière avant de quitter Tabarka pour venir ici, j’ai assisté à une fête arabe « une fantasia ». Les Arabes arrivent en superbe costume avec des beaux chevaux tout harnachés (il y en a même qui ont des harnais tout filigranés d’or) ce qui est superbe. Enfin, c’est tout à fait ce que l’on représente sur les images : l’Arabe et son coursier. Ils ont des tapis de selle de toute beauté et sur la croupe du cheval traînant presque à terre des étoffes à rayures voyantes et avec des franges ; ils entrent alors dans la piste, l’orchestre composé de 3 arabes en grand costume (avec tambour et 2 espèces de flûte) attaquent une musique assez rythmée, on amène les chevaux sur les instruments, ce qui les énerve, alors ce sont des courses en rond avec des bonds de cabri, il y a de ces bêtes qui s’enlèvent du sol des 4 pieds à la fois, puis ils viennent s’agenouiller devant les musiciens en secouant la tête avec fureur, il y a quelquefois plusieurs Arabes ensemble, alors ce sont des croisements accompagnés de bonds formidables, j’ai retenu un beau cheval noir à tous crins superbe sous ses harnachements de couleur qui ressemblait à un démon tant il bondissait. Quand ces pauvres bêtes sortent de l’arène elles ont la bouche et les flancs en sang. Les Arabes portent ce jour-là des bottes jaunes en cuir de gazelle qui sont munies d’éperons semblables à de longues aiguilles. Le cheval de « fantasia » n’est cependant pas à plaindre car s’il travaille ce jour-là il ne fiche rien en dehors de cela et passe son temps aux prés où il se guérit vite de ses blessures. Il y a loin je t’assure de ces Arabes resplendissants sur leurs coursiers fougueux aux bicots que l’on rencontre journellement sur leurs bidets à la queue tondue (horreur) vêtus de loques et sales comme des peignes.
Mégus s’embête moins, on lui a donné un compagnon le mulet attaché à coté de lui.
Pas de Messe aujourd’hui bien que ce soit Dimanche, Benjamin a rencontré le Curé qui lui a dit que le 1er dimanche de chaque mois, il va dire la Messe à Ain-Draham (25 km) ce qui l’oblige à partir la veille. Mais je crois que cet état de choses va changer. J’aime bien notre Eglise qui à l’intérieur a beaucoup de cachet avec ses rangs de piliers, l’extérieur ne dit rien, je tâcherai de la dessiner. Elle n’est pas si pauvre que ça, je connais des églises de France qui sont dix fois plus misérables, les ornements sont neufs et il y a beaucoup de statues, celle du S.C. est au-dessus de l’autel, un harmonium tenu par une jeune fille de Tabarka tandis que d’autres chantent. Tenue respectueuse des assistants.
Allons au revoir ma chère Magali, j’espère que cette lettre te distraira, tu dois être désolée du départ de « Ju ». Embrasse bienPapa, Maman, Tony et la [Foule]. Ta sœur.
Mite
PS Et les magasins du « Printemps » quel incendie ! Je les avis admirés en passant pendant mon séjour à Paris, c’était immense. Ce que les journaux de France ont dû en parler, « L’écho de la Loire » par exemple.
PS de Benjamin : un peu vaseux aujourd’hui ayant aussi un peu de fièvre hier soir. Je ne veux pas [ ?] laisser partir cette lettre sans vous envoyer à tous ensemble des vœux affectueux.


La Fresnaie – Tabarka, 14 octobre 1921,
Mes chers Papa et Maman,
Ayant ainsi débuté comme ce brave Nana, je viens m’excuser d’être restée si longtemps sans vous donner de nos nouvelles, mais ayant reçu une grande lettre d’Angoulême réclamant des détails, j’ai dû m’exécuter et envoyer une douzaine de pages. J’espère que Magali aura été contente de sa longue lettre et du plan de la maison ; nous commençons à être bien installés notre salle à manger – bureau prend l’air tout à fait habitée, je regrette bien que vous ne puissiez voir cela. Peut-être aurons-nous cet hiver la visite d’une de mes belles-sœurs, Benjamin leur a écrit hier justement à ce sujet et pour leur annoncer en même temps une nouvelle à laquelle vous devez bien vous attendre : nous attendons un héritier (phrase consacrée) pour la première quinzaine de mai. « Sapristi » nous ne perdons pas notre temps, ça doit être de la faute à Benjamin, il avait fait le même coup à ses parents !...
Mais comme 2 mois c’est encore de bien bonne heure, Benjamin et moi recommandons de ne pas l’ébruiter, pour l’instant je ne dis rien à Bordeaux et Angoulême, vous ferez ce que vous voudrez car partout les accidents sont à craindre, mais principalement en ce pays. Il suffit d’attraper un coup de fièvre !
Pour plus de sûreté notre voisin le Docteur est venu me donner une consultation d’ami, il m’a trouvé un état général très satisfaisant mais n’a pas pu me donner de remède pour une chose très embêtante et que je dois tenir de vous : depuis 1 mois ½ je suis sujette à des vomissements nerveux qui me font restituer mes repas, il me suffit d’une odeur, tabac ou autre, pour aussitôt bondir dehors heureusement que cela ne me donne pas beaucoup de mal. Le brave docteur m’a tout simplement conseillé de faire comme les Romains, de recommencer à bouffer après et d’avoir de la patience, que ça se calmerait tout seul
Naturellement plus de cheval, pas interdit mais plus raisonnable. Ce n’est d’ailleurs qu’un temps d’arrêt mais c’est la chose qui me vexe le plus, d’ailleurs j’avais prévu cela de tout temps, la vue d’un cheval sellé me fait prendre la fuite.
Il y a des jours où je suis très bien, d’autres où je passe mes journées bêtement étendue sur mon lit ou le divan, c’est de la flemme car ce n’est pas du tout ordonné par la Faculté, j’ai toute permission de marcher (pas trop longuement) et de me balader en faisant ce que je veux dans ma maison en évitant simplement les mouvements trop brusques
Ah ! Cela va bien vous étonner mais je prends de la quinine comme préventif en minuscules cachets de 25 cg, même dans la situation ça n’a aucune importance à si petite dose et c’est moins redoutable que la fièvre !
La chaleur tombe de plus en plus ce matin, de gros nuages lourds cachent le sommet des montagnes, les cataractes se font un peu attendre mais quand elles vont s’ouvrir ce sera un épouvantable déluge qui ne sera pas près de s’enrayer Oh ! Les sales mouches, je suis obligée de m’arrêter tous les 4 mots pour chasser cette armée qui vous énerve du matin au soir Nous pensions prendre encore quelques bains de mer mais j’attends la fin d’un mal de gorge provoqué par mes trop nombreux vomissements.
Je vous quitte pour cette fois, mes chers Papa et Maman, je vais répondre à ce bon Bernard qui m’a écrit une lettre des plus gentilles ensuite, je recommencerai le tour Tony, Magali sans oublier la Poule. Je vous embrasse bien tendrement ainsi que tous.
Votre fille respectueuse
Mite
PS : Bonjour aux domestiques.


Tabarka, 29 octobre 1921,
Ma chère Maman,
Avant de partir pour Tabarka où je vais chercher le courrier (espérant y trouver des lettres de France toujours impatiemment attendues) je veux vous donner un peu de nos nouvelles qui sont très bonnes pour le moment et je souhaite que la présente vous trouve de même ! En effet Benjamin est tout à fait remis de son accès de fièvre qui l’a tenu 2 jours. Quant à moi je me retape tout à fait, les vomissements ont cessé et cédé la place à un appétit féroce ; c’est pas malheureux car au point de vue maigreur j’étais en train d’atteindre le maximum ; et tout cela depuis que sur le conseil de Benjamin je me lève de bonne heure vers 6h ½ (nous sommes quelquefois au lit avant 8h…) nous prenons presque aussitôt le petit déjeuner et après on fait sa toilette et on s’habille. Je me trouve 10 fois mieux de cette situation plutôt que de rester à traînasser dans mon lit. Je sais bien que probablement je n’échapperai pas à d’autres anicroches mais je respire un peu pour l’instant.
Au déjeuner un excellent couscous, non c’est formidable ce que nous « engouffrons » quand ce plat est sur la table ; nous laisserions n’importe quoi pour cela. C’est délicieux. Quand nous reviendrons en France je ne manquerai pas de vous en faire goûter : semoule formant grain bien travaillée et cuite au-dessus des légumes dans un récipient séparé. Dans le plat 1° semoule 2° légumes de toutes sortes 3° viande de mouton, le tout bien assaisonné d’une sauce exquise. Voilà le couscous !...
Voilà les 1ères pluies, les cèpes vont pousser à foison, pourriez-vous m’envoyer la recette exacte des cèpes à la bordelaise Nous payons ici un beau filet 4,25 f. Hier sur le marché j’ai trouvé des châtaignes non chambrées, je vais en faire un gâteau. Benjamin en raffole et moi aussi. Nous mangeons aussi de tendres haricots verts nous voici à l’époque des légumes frais. Le temps s’est sensiblement rafraîchi, c’est tout à fait la température de nos jours de pluie Tandis que là-bas en France les bois jaunissent et les feuilles mortes tourbillonnent, tandis que le matin une brume déjà bien froide enveloppe la campagne, ici, sous l’influence de quelques jours de pluie, c’est le renouveau. Les arbres de vert foncé qu’ils étaient passent subitement au vert tendre du printemps, les ronces se couvrent de pousses. La vigne a ses pousses et par les belles journées que nous avons encore vous vous croiriez en France au commencement de Mai. Et cependant nous faisons du feu pendant que les roses embaument la pièce. Après le formidable accablement des mois chauds dont en France vous ne pouvez pas vous faire une idée, la nature et les êtres sortent avec bonheur de cette apathie où les ont plongés les rigueurs du pays du soleil. Maintenant on vit et on respire.
Je vous quitte ma chère Maman ainsi que Papa et tous, Bonne Maman et tante Mag si elles sont encore là.
Votre fille respectueuse
Mite
Demain nous déjeunons chez notre voisin le Docteur.
PS : J’ai écrit une longue lettre à Bernard lui racontant que l’on avait tué une panthère à 25 km d’ici. Benjamin va vous écrire ces jours-ci mais il était très occupé et s’excuse de son retard.


31 octobre - (1921)
Ma Mère,
Depuis longtemps je projette de vous écrire et je viens vous faire mon « mea culpa » de ne l’avoir pas fait plus tôt. Je commence par ce qui vous intéresse le plus, les nouvelles de Mite : elle va vraiment très bien depuis quelques jours. Hier, elle s’est même promenée pendant une heure, au pas, sur la jument, ce qui l’a un peu distraite.
Notre emménagement peut être considéré à peu près comme terminé ; c’est loin d’être somptueux, mais nous avons, en somme, le nécessaire.
Nous avons eu une forte bourrasque hier et avant-hier. Aujourd’hui le soleil est revenu et il fait même assez chaud : nous entrons dans l’hiver et nous prenons nos précautions contre les pluies qui vont, sous peu, s’abattre sur nous.
J’ai fait les démarches près de ma famille pour tâcher d’avoir une de mes sœurs, ici, ce qui serait une grosse distraction pour Mite que j’abandonne forcément une partie de la journée pour vaquer à nos affaires.
Je profite des prix assez modérés du moment pour me monter le plus possible en animaux, grains, etc… J’espère gagner quelques sous cette année si je n’ai pas de maladie sur mon bétail. Dès que nous aurons reçu les fonds que vous nous annoncez, je compte employer presque tout en achat de cheptel et ne garder que le strict nécessaire pour vivre et payer mon personnel.
Nous avons souvent à Tabarca où il y a pas mal de ressources. Nous comptons nous y rendre demain pour avoir la messe à l’occasion de la Toussaint. J’espère que vous aurez reçu les photos de la maison. Mite a aussi entrepris un dessin panoramique qui donne assez bien l’idée du paysage : on vous l’enverra si tôt terminé.
Notre « meute » va bien et nous accompagne dans nos petits déplacements. La chasse est maigre pour le moment, mais les canards sauvages et les bécasses vont arriver incessamment.
Nous avons un peu de volaille, Mite est ravie ce matin de l’éclosion d’une couvée que nous allons tâcher de sauver. Nous avons encore trois autres poules qui couvent aussi, mais j’ai bien peur que l’élevage soit difficile avec les pluies. Trois dindons se pavanent dans la cour, en compagnie de quelques […] et canards que j’ai apportés de Ksar Roman.
Nous avons eu la visite des Plaine Lépine qui sont venus déjeuner. Hier nous étions conviés chez notre voisin M. Boulaire où nous avons fait un assez bon « gueuleton ». Nous avons encore d’autres invitations ; mais c’est très limités ce que nous préférons d’ailleurs.
Nous avons toujours le même domestique avec lequel Mite peut se faire comprendre, il nous rend de grands services.
Je ne vois rien d’autres à vous conter qui soit susceptible de vous intéresser.
Mite se joint à moi pour vous envoyer ainsi qu’à tout votre entourage, notre bien vive affection

Votre fils respectueux
Benjamin
P.S. Pour les envois de colis, le mieux est de les envelopper d’une toile cousue –


La Fresnaie, 8 novembre 1921

Ma chère Maman,
Merci de votre longue lettre qui nous a fait le plus grand plaisir. Je réponds comme vous le désirez à votre questionnaire mais je ne considère pas cela comme une réponse. Ma santé est maintenant assez solide et écrire est pour moi une vraie distraction, surtout quand c’est à la maison ; je sais que tous ces détails vous intéressent et c’est avec un vrai plaisir je vous assure que je les donne. J’éprouve un véritable soulagement à me sentir bien, à ne plus avoir de dégoût pour la nourriture (bien au contraire je dévore). Résultat : j’ai retrouvé mes jambes qui vraiment se permettaient de devenir trop cotonneuses. J’ai fait venir de Tunis une ceinture spéciale pour mon cas en jersey avec plusieurs laçages car je ne pouvais plus supporter mon corset et ma ceinture et je sentais bien que ce n’était pas très bon de ne rien avoir. Grâce à la complaisance d’une femme de colon des environs qui m’a fait cadeau de coings, j’ai pu faire un peu de confiture, ce qui nous manquait. J’étais un peu inquiète pour la gelée enfin j’ai dit : advienne que pourra et j’ai eu la joie de constater que ma gelée refroidie était supérieurement prise. Je regrette que vous ne puissiez pas juger de mon œuvre. Avec le reste de mes coings j’ai fait une marmelade que j’ai laissée cuire 20 mn ; elle se conservera toujours quelques temps jusqu’au moment où nous pourrons nous régaler de délicieuse (paraît-il) confiture d’oranges. Grâce à la coopérative militaire nous sommes très bien montés en épicerie, cette fois-ci j’ai eu du très beau sucre en poudre. Autre détail, hier j’ai pris chez le boucher 2 kg de cochon dans le jambon avec toute la graisse. Ce matin, j’ai dépecé mon morceau et ce soir je fais fondre la graisse et couler en pots, le reste sera mis au four tandis que la partie près de l’os fera la soupe. Nous mangerons la viande froide ce qui est moins graisseux avec de la mayonnaise ou du beurre. A propos de cette dernière denrée, c’est avec notre arabe une vraie comédie : ayant très peu de lait pour l’instant le beurre se fait en petite quantité et la matin pour le petit déjeuner la soudure ne se faisait que difficilement, il y avait généralement le « jour sans beurre », maintenant le bicot se cache pour le faire et nous déclare qu’il n’y en a pas pour le lendemain, mais moi en fouillant dans l’armoire de la cuisine je découvre presque toujours cachée sous un bol une petite presque pleine de beurre !... ça se répète toutes les 48 h.
Il tombe des torrents, je ne sais pas si c’est le début de la saison pluvieuse ou si nous jouirons encore comme les jours derniers de ces radieuses journées de fin d’été (septembre en France). Dimanche, nous avons fait tous deux une promenade dans la forêt auprès de chez nous ; nous nous sommes couchés à l’ombre d’un chêne liège pour jouir de la douce température, un petit oiseau chantait au-dessus de nous. Le Ciel avait perdu son bleu si cru de l’été il était pareil à celui de France et de légers nuages y couraient, au loin les montagnes que je vous ai dessinées étaient légèrement embuées et au milieu de cette nature verte (du moins les arbres car l’herbe est rare encore) je songeais à mon pays déjà visité par les brumes si froides qui précédent ou suivent généralement la Toussaint et qui m’ont toujours depuis mon plus jeune âge serré le cœur sans que je sache pourquoi. Je vous envoie un petit souvenir de notre promenade dans cette petite pâquerette qui parle de printemps. J’ai des roses dans la pièce et nous avons du feu dans la cheminée. Nous allons créer un jardin d’agrément devant la maison, faire des massifs pour avoir des fleurs et des roses en particulier toute l’année, c’est si agréable. La mer est houleuse et de la fenêtre je vois bondir les vagues écumantes et une goélette ancrée juste en face est complètement penchée. L’autre jour la mer a franchi le petit mur de Tabarka et déferlait presque sur la place du marché ; dans ces jours-là la mer gagne au moins 20 cm.
Pour la question des livres je commençais à être bien ennuyée n’ayant rien lorsque ma voisine Madame Boulaire la femme du médecin qui a pourtant un genre plutôt lancé m’a offert des bouquins. Je vous avoue que j’appréhendais un peu ce qu’elle allait envoyer. Le surlendemain nous recevions un paquet de livres triés sur le volet et vraiment fort jolis. La morale est très bien, on les donnerait à lire à une jeune fille. Mais une fois ce petit stock épuisé je ne sais pas trop ce que je ferai. Si vous pouviez m’en envoyer quelques-uns ils seraient reçus avec plaisir. Benjamin compte demander au cercle militaire de Tunis qui a une très belle bibliothèque mais nous ne savons pas s’il expédie.
Il pleut toujours une brume comme en Bretagne, je ne vois plus la mer. La nuit tombe et je n’ai plus de place. Alors je vous quitte en vous embrassant bien tendrement ainsi que Papa et mes frères et sœurs.
Votre fille respectueuse
Anne-Marie
Merci pour la robe.


Tabarca, 10 novembre 1921

Deux mots, mon Père, pour vous accuser réception et vous remercier de la somme de 9000, arrivée à destination depuis quelques jours déjà.
Nous sommes aujourd’hui dans l’eau jusqu’au cou ; il y a même de la neige sur les montagnes. Orage, tempête, rien n’y manque.
Malgré cela, tout va bien et le moral est bon. Les bécasses ont fait leur apparition, j’en ai tué une le 6 novembre, la première.
Nous avons depuis hier de bonnes nouvelles d’Angoulême. J’attends la prose de Tony.
A-t-on semé le blé en France malgré la sécheresse ? Ici, on n’a pas pu encore labourer, mais maintenant la terre est complètement détrempée.
Rien de nouveau, Mite va très bien ; elle est train de coudre au coin du feu.
Elle se joint à moi pour vous envoyer, ainsi qu’à tout votre entourage, notre vive affection.
Votre fils respectueux
Benjamin
[Suite d’Anne-Marie]
Un temps de chien, comme vous dit Benjamin mon cher Papa, cette nuit, vent, tonnerre, mer n’étaient qu’un rugissement ; on aurait dit que portes et fenêtres allaient être enlevées. Commencé hier soir vers 7h il dure encore ce matin et je vous jure qu’il ne fait pas chaud.
Vous direz à Maman que Madame de Lantivy m’a répondu 8 pages charmantes.
A bientôt d’autres nouvelles, je vous embrasse ainsi que Maman, Tony et les gosses.
Votre fille respectueuse
Anne-Marie


Tabarca, 12 novembre 1921,
8h du soir.

Ma chère Maman, c’est la première fois depuis bien des années que je ne serai pas au Bois de Roz pour vous souhaiter votre fête mais de si loin que je sois mes vœux les meilleurs vous assisteront et je voudrais bien que la poste se mettant de la partie fasse parvenir cette lettre pour le 19. En sera-t-il ainsi ? Mais enfin ce sera certainement à peu d’heures près. J’espère que mon petit croquis vous est arrivé à bon port et que joint aux photos de la Fresnaie il pourra vous faire connaître même dans ses détails notre petit coin.
Nous venons de passer huit jours très froids, une tempête épouvantable s’est déclarée mercredi soir, éclairs, tonnerre, vent furieux, mer hors d’elle-même, tout cela se fondait la nuit en un formidable rugissement et comme nous sommes face au large la rafale s’en donnait à coeur joie à croire que portes et volets allaient être arrachés. Une partie de la nuit, nous n’avons pu fermer l’œil. De ma vie, je n’avais entendu pareil vacarme, j’en étais ahurie. Le lendemain le même temps a continué avec tonnerre très violent qui semblait s’éloigner et revenait ensuite avec plus de force.
De plus, il s’est mis à tomber de la grêle tout cela agrémenté d’un froid carabiné. Ce matin-là mon Mohammed se précipite pour me dire : « Madame, viens voir dehors c’est comme du sel ! » J’y vais et je vois de la neige sur la montagne à laquelle nous sommes adossés. Du côté d’Ain-Draham, c’est-à-dire sur les montagnes de plus de 1000 m qui ferment notre plaine au sud il y en avait une certaine quantité. La route était pleine de neige si bien que l’autobus n’a pu passer. Aujourd’hui le temps est redevenu très beau et doux mais au sud l montagne garde sa neige au milieu de la verdure, ce qui me fait penser à la « farine des montagnes de la crèche ». Il y avait 30 ans parait-il que l’on n’avait vu un tel froid. Une goélette ancrée sur la côte (voyez croquis) un peu à droite de l’île, juste en face de nous a été mise en pièces par la mer, et vendredi j’ai vu la plage couverte de ses débris.
Je vous quitte ma chère Maman pour laisser la place à votre « gendre » qui veut vous exprimer ses vœux en quelques phrases charmantes bien entendu. Je vous embrasse tendrement ainsi que mon Père, Tony et… le fumier.
Votre fille respectueuse
Anne-Marie

Me sentant bien incapable de formuler les « phrases charmantes » annoncées par ma moitié, je me contente de joindre mes souhaits aux siens et de vous dire ma bien vive affection à partager avec tout votre entourage.
Benjamin


Tabarca, 14 novembre 1921,
10 h du matin

Mon cher Papa, après quelques jours de temps délicieux et même chaud nous voici de nouveau aux prises avec une bourrasque mais elle est loin d’être de l’envergure de celle qui l’a précédée. Celle-ci c’est tout à fait le genre de nos coups de vent. J’espère que vous êtes enfin vous aussi en possession de cette bienheureuse pluie que vous désirez en vain depuis si longtemps. Je vois d’ici les lamentations du « Tonton Pierre » et les prières de Monsieur [ ?] pour obtenir un temps favorable aux biens de la terre. Maman me dit qu’une de mes lettres a mis 8 jours pour vous parvenir, il n’y a rien d’étonnant à cela, l’état de la mer en est la cause. Ainsi l’autre jour pendant cette formidable tempête le paquebot « Biskra » en service de Marseille à Tunis a erré en mer du lundi au vendredi, les machines ne pouvaient plus fonctionner et il était entraîné dans les eaux de la Sicile. Si les vapeurs-postes ont subi les mêmes avaries, rien d’étonnant à ce que les lettres se fassent attendre. Pendant la dernière tempête la mer s’avançait d’au moins 15 m et inondait la roue de Béjà. C’étaient de vraies montagnes d’eau.
Benjamin attelle maintenant son poulain qui a deux ans, et il est bien moins sur l’œil que sa mère. Celle-ci va un train d’enfer mais toujours les oreilles en avant en quête d’un bon écart à faire. Les autos avaient le don de la mener dans le fossé avec la voiture mais maintenant il y a espoir pour qu’elle consente à rester sur la route. Mais dame on bouffe les kilomètres avec cette bête qui ne connait que le trot et que l’on a guère besoin de pousser. Elle me rappelle Bellone. Pour en revenir au poulain il est donc beaucoup plus sage et, tout en allant moins vite que sa mère, a une bonne allure. Il est ferré depuis hier et dans une quinzaine j’aurai le plaisir de le conduire pour aller à Tabarka. Lui aussi c’est une bien jolie petite bête à la tête fine et doux comme un mouton.
Pauvre Bichette son trépas me désole mais ça devait bien arriver un de ses jours. Et vous ne trouvez toujours pas de chevaux ? De plus, nous avons une très belle mule de 20 mois achetée aux Plaine Lépine troquée pour un mulet et enfin miraculeusement récupérée après décès du vieux mulet. On l’attellera bientôt à la voiture, elle a un trot bien plus allongé qu’un cheval et un fond d’enfer, on peut entreprendre des courses phénoménales où un cheval resterait. Elle sera certainement l’année prochaine l’une des plus belles mules de la contrée et vaudra une forte somme, beaucoup plus qu’un cheval.
Je vous quitte mon cher Papa en vous embrassant bien tendrement ainsi que Maman, Tony et le… fumier.
Votre fille respectueuse.
Anne-Marie. c


Tabarka, 23 novembre 1921
Ma chère Maman,
Les cartes envoyées à Poupée pour son anniversaire, que je n’avais garde d’oublier même sans ces recommandations, vous auront donné de nos nouvelles qui sont toujours très bonnes. L’autre jour Benjamin a eu cependant un nouveau mais léger coup de fièvre dont la quinine a fortes doses a eu raison. Je crois que malgré tout le mal des colonies commence à l’atteindre, ça m’arrivera probablement une année ou l’autre. Quant à moi je continue à aller bien, de temps en temps j’attrape encore des à-coups – quelques vomissements sans rime ni raison – mais qui sont dix fois plus désagréables que quand cela m’arrivait quatre et cinq fois par jour car je sens bien que cela devient anormal.
Avant-hier notre larbin « Mohamed Ben Ali Ben Sala » est parti pour Djebel- Abiod du Caïdat de Béja pour passer le conseil de révision. Nous lui avions donné l’ordre de revenir dès le lendemain mais notre bicot n’en n’a rien fait, alors s’il n’est pas de retour ce soir on le fourre à la porte, il n’est pas permis à un bicot de se payer la tête de ses maitres. De cette façon il verra qu’il ne nous est pas indispensable et qu’on se passe fort bien de lui. D’ailleurs il nous coûte 75 francs par mois plus la nourriture ce qui nous fait en tout avec les autres hommes 400 francs de gages par mois. Vous nous aviez vaguement parlé dans une de vos lettres de Marie-Ange qui serait assez tentée de me suivre. J’avoue que je doute un peu mais enfin qui ne risque rien n’a rien. Si vous la voyez décidée à affronter la traversée, offrez-lui de notre part 60 ou même 65 francs par mois avec le voyage payé ; ici toutes les facilités pour la Messe et les Vêpres et naturellement logée, nourrie, etc… Si ces conditions sont acceptées par la personne en question, qu’elle nous fasse connaitre une prompte réponse car passé le 1er janvier nous aviserions une autre combine. Quant à avoir des femmes dans ce pays, je ne le veux pas, elles sont odieuses, voleuses demandent des 60 et 70 francs et n’en foutent pas pour 10 sous par jour. Toutes les personnes de Tabarka qui en ont les renvoient rapido. Pour les enfants ce sont encore les Arabes qui sont les meilleures bonnes. Peuple très doux qui a cependant en France une assez mauvaise réputation. J’en suis revenue je vous assure, notre autre domestique obéit au doigt et à l’œil. Celui-là n’est point de bruit comme on dit dans le pays.
Tout à l’heure je vais à Tabarca porter cette lettre et en même temps faire épiauler un joli renard que nous venons d’acheter 6 francs à deux arabes. Il a la queue très touffue et son pelage d’hiver. La prochaine fois que nous pourrons nous procurer une genette je l’enverrai à Magali il y en a de superbes.
J’écrirai ces jours-ci à Tony et je lui raconterai une bonne histoire qui nous arrive avec l’administration des postes qui lui montrera qu’en Tunisie on a des embêtements aussi bien qu’en France. Je laisse la place à Benjamin et je vous embrasse bien tendrement ainsi que Papa Tony et mes sœurs,
Votre fille respectueuse
Anne-Marie

Deux mots après ma moitié pour vous confirmer notre offre à votre bretonne et pour vous dire que tout continue à aller aussi bien que possible. Bien reçu la lettre de Tony dont je le remercie. Mes sœurs ne nous ont pas confirmé l’entrée au couvent d’Anne-Marie ???-
Quand vous irez à Nantes, je serai heureux si vous pouviez doucement insister pour qu’on nous envoie Lucie pour quelque temps…
Je vous quitte devant monter à cheval pour aller visiter nos [ ?] et de là rejoindre mon épouse à Tabarca.
Mille affectueuses choses autour de vous.
Partagez avec mon Père mes sentiments de respectueuse affection, votre fils Benjamin


Tabarka,
1er Décembre
Mon cher Papa, Merci beaucoup de votre longue lettre que j’ai eue hier au soir ( nous avons le courrier le soir à 6 heures quand nous allons à Tabarka au lieu de midi le lendemain).
Vous m’apprenez en effet une bien triste nouvelle ; pauvre Martin ! Comme ses articles vont manquer et que deviendra son pauvre journal qui n’avait d’intérêt qu’à cause de lui. Il me semble que Martin n’était plus de la première jeunesse.
Quel froid vous avez eu c’est épouvantable ; je suis sûre que cette pauvre Magali doit commencer les engelures – Ici en revanche je vous offre un climat délicieux ; depuis les bourrasques dont je vous ai parlé du beau temps tiède parfois même chand, on ne peut sortir au soleil sans chapeau de toute l’année. On est dans la saison des pluies mais on ne s’en aperçoit guère. Dimanche dernier nous sommes allés dans la forêt un peu en montagnes, nous nous sommes couchés à l’ombre sur la mousse en ayant toutes les peines du monde à empêcher la « meute » de nous lécher la figure après avoir été faire autour des ghourbis quelques régalades !... A nos pieds nous avions une petite gorge abrupte au fond de laquelle courait un petit ruisselet au milieu de gros cailloux. Nous sommes restés là bien longtemps, les feuilles remuaient à peine, l’air était tiède et parfumé, sauf les petits oiseaux qui chantaient dans les branches tout était calme. Les yeux en l’air on se serait cru en France par une belle soirée de mai, car de loin le feuillage du chêne liège ressemble assez à celui du noisetier quoique la feuille soit plus petite et non dentelée. Après le coucher du soleil, un bon manteau est nécessaire. Enfin nous avons assez souffert en septembre pour jouir doublement maintenant. Quel dommage que Tony ne puisse venir hiverner «  au pays où fleurit l’oranger » et dont nous bouffons déjà les oranges. Ce serait si agréable, j’y pense chaque fois que j’apporte un embellissement à la chambre qui serait sienne. De plus il aurait le plaisir de monter de vrais chevaux de selle et de vagabonder par là avec Benjamin à travers le brousse en quête de gibier malheureusement trop rare au gré de mon mari. Il a tué des cailles, des bécassines, quelques grives, 2perdreaux et une bécasse depuis un mois. J’ai une très belle peau de renard avec son poil d’hiver et une queue splendide ; je la fait tanner ; peut-être l’enverrai-je à Magali qui pourrait s’en faire un joli tour de cou et prendrait le manchon dans le renard qui est à la maison. Elle réunirait ainsi France et Tunisie. Je vais voir s’il vaut le voyage.
Aujourd’hui je suis seule à la maison, Benjamin étant parti ce matin pour Aïn-Draham pour affaire de cochon. Il ne rentrera que ce soir vers 5h.
Figurez-vous que mon mari me fait un gracieux cadeau, il m’abonne à l’ « Action Française », ce dont je suis bien heureuse, c’est pour cela que j’attends les renseignements nécessaires à l’abonnement avec impatience.
Vous remercierez Maman de sa lettre, je lui écrirai la prochaine fois ; dites-lui que je la remercie de son petit livre arrivé à bon port et de ne pas se mettre martel en tête avec la question chevaux ; q fois sur que le poulain est extra raisonnable ; que je ne monte jamais avec la terrible jument et que je me sers 8 fois sur 10 de « Négus » un pur-sang de tout repos un peu plus jeune que Yoloff mais aussi tranquille. Je vous embrasse de tout cœur mon cher Papa ainsi que Maman et tous.
Votre fille respectueuse Anne-Marie
PS et le cidre ? voyez-vous les moyens de nous en envoyer ce que je serai heureuse !...


1er décembre 1921
Un simple mot pour aujourd’hui, ma chère Maman, ajouté à la lettre de Papa pour vous rassurer. Vous savez bien que nous n’avons envie ni l’un, ni l’autre qu’il n’arrive quelque chose. Rassurez-vous sur ce pauvre cheval si gentil et si calme, 20 fois plus sage que sa mère qui quoique âgée de 5 ans est une vraie pouliche.
J’ai écrit à Bonne Maman pour la remercier du « Cordon » qu’elle m’a envoyé et que je porte depuis. Merci aussi pour le petit livre arrivé hier et dont j’ai commencé à me servir !...
Comme je le disais à Bonne Maman si nous avons un fils il s’appellera : Michel. Si c’est une fille nous ne savons pas trop ; Benjamin opterait assez pour : Renée ou Yvonne. Moi ça m’est égal je n’aime aucun nom de fille. Benjamin désire beaucoup une fille… hum ! Moi vous savez bien que je ne trouverai pas ça le Pérou. Enfin, je reste dans le vague.
Mon larbin attend ma lettre il va aux provisions à Tabarka et attend son Maître au bout de la piste retour d’Aïn-Draham.
Je vous embrasse bien tendrement de sa part et de la mienne.
Votre fille respectueuse
Anne-Marie


Tabarka, 7 décembre 1921,
Ma chère Maman,
Je m’aperçois que cette fois-ci j’ai laissé plus de distance que de coutume entre ma dernière lettre et celle-ci. Ne croyez pas que la cause en soit dans ma santé. Pour le moment il n’est plus besoin d’en parler, Dieu merci.
Ma robe est arrivée en très bon état et pas fripée, chose étonnante bien que la boîte qui la contenait ait été éventrée ; sauf votre petit livre dont le paquet était aussi frais qu’au départ, je n’ai pas vu parvenir ici un colis de France sans qu’il soit avarié. La douane est sans ménagement.
A propos de colis, quoique ce soit bien tôt encore, Benjamin m’a conseillée l’autre jour de vous demander de nous envoyer peu à peu par la poste les différents objets de layette. Il n’y a pas à songer pour cela à un colis postal, il y en a je ne sais combien de centaines en panne à Tunis et qui parviendront à leur destination Dieu sait quand. Je prévois que ce que vous nous enverrez ne sera pas d’un très grand poids. Au mois de mai, il commencera à faire chaud et les affaires de laine, langes et cie seront bien inutiles. Mieux vaut s’y prendre à l’avance, sans quoi tout pourrait bien arriver après coup.
J’interromps ma lettre pour aller voir deux bécasses et une bécassine que Benjamin a tué avant-hier et que j’ai voulu faire cuire selon toutes les règles sur canapé. Je ne sais pas trop ce que ça va donner, je me lance en cuisine aussi sûrement qu’un de ces 4 matins, je vais me faire attraper de la belle manière.
Après une quinzaine de délicieuses journées ensoleillées nous revoilà à la pluie depuis hier. Aujourd’hui, il y a lutte dans le temps mais le vent souffle d’Algérie c’est-à-dire de l’ouest et j’ai bien peur que la pluie continue. Il faudrait quelques jours de beau qui nous permettrait de butter nos pommes de terre et alors dans un mois et demi nous aurions la récolte. Des petits pois sont semés, ils viennent parait-il très bien en cette saison. Nous avons fait venir des graines de légumes et de fleurs de chez Vilmorin. J’ai fait en caisse des semis de ces dernières et je les repiquerai dans le jardin que nous créons devant la maison face à la mer. D’Aïn-Draham Benjamin m’a rapporté des pieds de violettes. Il a mangé là-bas des poires exquises et il y a vu des « châtaigniers » chose inconnue dans la plaine. Mais le malheureux gelait à 1000 m d’altitude et le matin parait-il il y a de la glace.
La route d’AÎn-Draham est très belle, elle est bordée de précipices excessivement à pic et sans fond. Je regrette d’avoir manqué cette charmante promenade mais il faut savoir être raisonnable pour recommencer cela l’année prochaine. Nous renonçons aussi à passer Noël à Tunis, ce sera aussi pour plus tard.
Figurez-vous qu’à Aïn-Draham Benjamin a découvert une bibliothèque de 1200 volumes. Il m’en a rapporté quelques-uns dont « Quo Vadis » qui m’a fort intéressée. Quand les livres seront lus on les renvoie par l’auto et l’on nous en expédie d’autres. C’est une ressource !
Notre troupeau de cochons atteint 140 têtes maintenant.
Merci à Tny et Poupée de leurs lettres reçues avant-hier. Merci encore à vous pour la robe qui est très gentille et tout à fait ce qu’il faut.
Aujourd’hui temps frais presque froid. Je vous embrasse de tout cœur, ma chère Maman ainsi que tous. Votre fille respectueuse
Anne-Marie


Tabarka, 14 décembre 1921,
Ma chère Maman,
Le dernier courrier de France ne m’a apporté aucune nouvelle de la maison. Ça me désole toujours quand cela arrive. Il est possible qu’au moment du 1er de l’an, les arrivées des courriers d’outre-mer soient sensiblement retardées. C’est ma dernière lettre avant celle où je vous enverrai mes vœux. Déjà l’année dernière j’avais dû les confier à la poste vu que Tony et moi nous commencions la nouvelle année sur le quai de la gare d’Angoulême. Qui m’eut dit à ce moment-là que cette même année se terminerait pour moi sur un nouveau continent. Je doute que 1922 me ramène en France mais j’espère bien qu’il nous amènera un agréable visiteur qui a nom : Tony ; ce serait une compensation à cette année de Tunisie complète, durant laquelle il faudra faire connaissance avec tous les mois d’été. Mais pour l’instant il ne fait pas chaud du tout dans ce pays du soleil ; nous sommes dans l’eau jusqu’au cou depuis une semaine et ça tombe, ça tombe… des vrais déluges. Aujourd’hui accalmie mais vent d’ouest furieux et assez froid. Je reviens de Tabarka en voiture avec Benjamin et je n’avais point de trop de mon grand manteau gris serré au cou, ce satané vent pénétrait partout et me glaçait les mains pas au point de là-bas mais presque. Mon cher mari était gelé, moi encore plus boréale, je supportais assez vaillamment. D’ailleurs ce temps frai ne durerar probablement pas longtemps. Quand vous entendrez souffler le vent d’ouest (que j’aimais tant) et qu’une pluie battante et indéfinie cinglera les vitres de la grande chambre du bout, pensez que c’est le tableau que j’ai journellement sous les yeux.
Naturellement je ne quitte la pays de l’humidité que pour en retrouver un autre, partout dans la maison de grandes plaques humides se détachent sur le badigeon des murs et me fait penser à notre maison de Vannes et à l’escalier du Bois de Roz ! A Tabarka, l’automne commence à se faire sentir très sérieusement : les platanes et les frênes qui ombragent les « rues » et les « places » de cette bourgade jaunissent et jonchent le sol de feuilles mortes mais cela n’a pas la tristesse de cette même saison en France car le soleil quand il parait est haut encore dans le ciel et la lumière bien moins pâle. En arrivant à Tabarka je donne toujours un regard d’amitié à de jeunes bouleaux dont le feuillage familier me rappelle nos bois. Mais pour le moment ces bons amis ne sont pas restés en retard sur leurs frères d’Europe et ne présentent à mes yeux que des branches dénudées mais ils n’en pas pour longtemps à rester ainsi. Hier, l’Oued roulait des eaux torrentueuses et jaunâtres, j’ai pu constater un violent courant en passant sur le pont en voiture, lui un filet d’eau il y a un mois.
Vous avez su sans doute que ma belle-sœur Anne-Marie est entrée aux Clarisses dans les premiers jours de décembre. Tout en connaissant depuis août sa décision nous ne nous doutions pas qu’elle la mettrait si vite à exécution. Cette nouvelle, quoique prévue, a déolé Benjamin qui ne comprend pas que sa sœur ait été s’enfermer dans un ordre cloîtré. Les hommes sont tous les mêmes et je suis un peu de l’avis de mon mari.
Au revoir ma chère Maman, avant de vous souhaiter bonne année, je vous souhaite bon Noël ; ici nous aurons la messe de Minuit et cette vieille citerne romaine aura cette nuit-là, à la lumière, un cachet spécial. Souhaitons le beau temps sans quoi mon époux ne voudra pas m’exposer aux intempéries !... Je vous embrasse de tout mon cœur ainsi que Papa, mes frères et sœurs.
Votre fille respectueuse.
Anne-Marie
PS : nous commençons à manger d’excellents choux-pommes, depuis le temps que je les guettais sur le marché. Mais nos pommes de terre ont eu trop d’eau, elles ne seront pas très bonnes je crains.


Tabarka, le 29 décembre 1921,
Bonne année, bonne santé accompagnée de plusieurs et le Paradis à la fin de vos jours.
Mes chers parents, c’est sur ce souhait familier à mes oreilles depuis 20 ans que je veux débuter et le 31 décembre au soir je ne manquerai pas d’évoquer le sympathique défilé des fermiers et domestiques sans oublier Pierre Hamon et Marcel Liro de douce mémoire, qui nous ont si souvent donné des fous-rires.
Au fur et à mesure que l’année s’écoule les souvenirs de mon existence passée me reviennent en foule et je ne manque pas de les raconter à Benjamin.
Merci de votre lettre du 4 et 6 Xbre reçue depuis quelques jours, je la relis pour vous y répondre. Voilà encore les ennuis domestiques qui reviennent pour vous. Ici, j’ai en effet oublié de vous dire que notre larbin était revenu le soir il n’y a eu aucun éclat. Pour l’instant ça marche et d’ailleurs il ne faut pas lui enlever ses qualités d’excellent domestique. Plus stylé que bien des Bretons et possédant le don de rappeler que le pain ou telle autre chose va manquer au moment où l’on sort.
Soyez tranquille, nous ne mangeons jamais de viande le soir : soupe, œufs, légumes, dessert, voilà nos menus. Ne croyez pas que nous nous nourrissons de quinine : 0,25 g par semaine pour moi comme préservatif, d’ailleurs la saison des fièvres est à peu près passée jusqu’en juin. Le médecin de Tabarca est une bonne brute, indifférent en matière religieuse mais cependant assistant à la Messe aux grandes fêtes ; mais sa femme encore jeune est très gentille, elle est à la Messe chaque dimanche avec son fils qui a 7 ans. Une fois même où j’avais déjeuné chez elle nous nous sommes promenées sur la route de La Calle dominant la mer et nous sommes revenues pour assister au Chapelet et à la Bénédiction. Il y a aussi une famille de colons, composée d’un jeune ménage de 20 et 21 ans avec un gosse de 5 mois, d’un beau-frère et des beaux-parents qui viennent en auto tous les Dimanches et se placent devant nous à l’Eglise. Nous avons fait connaissance Dimanche dernier, ce sont des gens très aimables.
J’ai écrit longuement à Bernard pour son anniversaire ; comment voilà ce Monsieur qui fait son gommeux maintenant, c’est le comble par exemple !
Irez-vous à Nantes pour fêtre vos noces d’argent ? Je n’oublie pas que cette date approche et qu’elle ne sera aussi pas très éloignée du moment qui nous l’espérons vous fera grands-parents !
Je vous quitte laissant la place à Benjamin, bonne année encore ainsi qu’aux frères et sœurs à qui j’enverrai prochainement des oranges. Je vous embrasse de tout cœur.
Votre fille respectueuse
Anne-Marie
PS : Bonne année aux domestiques
Je ne laisse pas partir la lettre de Mite sans joindre mes vœux les meilleurs, que je m’excuse de mettre en bout de post-scriptum mais ce dernier n’est que l’avant-coureur d’une lettre plus longue et très prochaine. Partagez avec tous mes frères et sœurs l’expression de ma meilleure affection.
Votre fils respectueux
Benjamin

 

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